Nice
terrain
dominant la ville. J’habite là, je travaille la terre, j’attends, on fait à
deux, si tu veux.
— J’aime pas jouer, dit Sauvan. Acheter, pour quoi
faire ? Si tu achètes, tu te lies les mains.
Ce morceau de terrain, derrière la maison des Revelli,
là-bas, à Mondovi, trente pas, cent pas, que le père n’avait jamais pu acheter.
Et la mère disait « n’y pense plus, c’est pas pour nous. Il faudrait un
miracle ».
— Tu as peur ? dit Carlo.
— Tu as peur de rester pauvre, Revelli. Moi je n’ai pas
peur.
Carlo se mit à marcher plus vite, se détachant de Sauvan,
puis il s’arrêta, l’attendit.
— Tu as lu, moi rien, deux livres seulement, deux,
écoute, il y a un morceau de viande, tu as faim, il est devant toi, et ce sont
les autres qui mangent, dis-moi, tu acceptes ? Les Revelli, de temps en
temps, on leur jetait un os, basta, basta.
Carlo tira un coup de pied dans une des pierres et ce geste
lui rappela Vincente, leur marche depuis Mondovi. Quand il se retournait il
voyait Luigi, traînant ses pieds et Vincente qui, tête baissée, envoyait une
pierre sur le bord du chemin. Vincente chien fidèle qui acceptait de se laisser
nourrir. La femme, le fils. Qu’est-ce qui avait changé pour lui ? Il
ressemblait à la mère, toujours prête à se soumettre, à dire au père « laisse,
attends ».
Elle lavait le linge des autres, les femmes d’officiers en
garnison à Mondovi. Ce linge, elle l’étendait dans le jardin qui ne leur appartenait
pas, derrière la maison. Longues culottes blanches serrées aux mollets et
garnies de dentelles, des draps, des serviettes. Quand la lessive bouillait,
une odeur humide et forte imprégnait la maison et Carlo sortait. Il bousculait
la mère. Elle pliait sur ses genoux le linge qui était déjà séché, s’apprêtant
à le repasser.
Lisa aussi, comme elle, les mains trempant dans la saleté
des autres.
— Basta, basta, répéta Carlo.
— Tu n’as pas tort, Revelli.
Sauvan arrachait une poignée d’herbe, prenait une longue
tige, commençait à mâchonner :
— Tu n’es pas le premier, seulement ce que tu veux,
c’est pas la justice, tu veux te mettre à leur place Revelli, tu veux toute la
viande, pour toi.
Il cracha sur le sol.
— Parce que tu as trop peur de rester pauvre,
continua-t-il.
— Basta, dit Carlo, tu marches avec moi ?
Parvenu à l’entrée du chemin de l’Observatoire, ils virent
les voitures arrêtées, les cochers formant un groupe à l’ombre d’un pin, l’un
d’eux assis sur l’une des bornes qui marquait l’accès à l’Observatoire,
somnolait. Puis il y eut un appel « le voilà », et le gardien courait
dévalant le chemin. Une dizaine de personnes entourant un homme grand aux
cheveux blancs, avançaient lentement, derrière lui. Ils montèrent dans les
voitures qui s’éloignèrent en direction de la ville, cependant que le gardien
replaçait la chaîne entre les bornes de l’entrée.
— C’est le roi de Suède, Oscar, dit le gardien que
Carlo interrogeait. Ils viennent tous ici. On a la coupole flottante, tous, je
les ai tous vus depuis 87. Ils visitent.
Peu après, Carlo et Sauvan commencèrent à redescendre, le
soleil dans les yeux, la ville recouverte par la lumière rasante déjà rousse du
crépuscule.
— Si tu me proposais, commença Sauvan.
Ils marchaient au milieu de la route, leurs pas d’hommes
jeunes sonnant, entraînés par la pente qui était raide.
— Si tu me disais, continuait-il, on tue un roi, un
grand-duc, pour leur montrer à tous qu’on crève aussi quand on est roi, pas seulement
les pauvres. Si tu me disais cela Revelli, peut-être que je ferai ça avec toi,
mais le reste, c’est ton affaire, à toi tout seul.
— Tu refuses ?
— Avertis-moi.
— Ce sera bientôt. J’ai quitté Gimello pour ça.
— Ils sont malins.
— Moi aussi, dit Carlo.
Mais Vincente était venu l’attendre un soir, à la sortie du
chantier, près des palissades, et Carlo avait dû écouter son frère, cette
histoire de baptême, de parrain.
— Prends le député pour parrain, répétait Carlo
ironique.
Vincente faisait non.
— Lisa veut que ce soit toi, elle veut, vraiment. C’est
toi qui as donné le prénom.
— C’est tout ce que je donnerai, disait Carlo, l’autre
il pourra lui être utile.
— Elle veut que ce soit toi.
Carlo était flatté de la détermination de Lisa, mais il lui
semblait aussi qu’on l’attachait, qu’on
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