Nice
méditer puis reprit sur un autre ton, enjoué :
— Ma mère, la baronne Karenberg, m’a légué une
propriété à Cemelanum, Cimiez, je fais creuser, on ne sait jamais, je vais peut-être
mettre au jour un antique, de ma terrasse j’aperçois les arènes…
— Pompéi, dit Merani.
Karenberg se mit à rire :
— Seulement une statue. Pompéi ? Toutes nos villes
ressemblent à Pompéi, sont déjà Pompéi, couvertes de cendres, mais nous
l’ignorons.
Ils étaient arrivés place Masséna. À l’un des angles, vers
l’ouest, du côté du jardin public, l’eucalyptus centenaire dressait ses branches
convulsives jusqu’au premier étage du Cercle anglais.
— Voilà une belle statue, dit Karenberg, montrant
l’arbre avec sa canne. Vivante mais pour combien de temps ?
— Ce sont des statues qui repoussent.
— Monsieur le Député, vous êtes un optimiste.
Merani haussa les épaules.
— Je suis arrivé, dit-il. Vous avez encore une voiture.
Un dernier fiacre stationnait au milieu de la place ;
le cheval, la tête inclinée paraissait dormir et le clocher devait être à
l’intérieur de la voiture.
— Je vous laisse, dit Karenberg, je vous laisse.
Voulez-vous venir dîner un soir ? Ma sœur s’ennuie. J’ai de beaux arbres.
Je vous montrerai mes fouilles.
Le docteur Merani eut un sourire qui pouvait passer pour une
acceptation. Il regarda la voiture de Karenberg s’éloigner, puis prit la rue
Masséna. Il avait souvent l’habitude quand il sortait le soir de finir la nuit
avec une femme. Mais Karenberg l’avait irrité et après avoir fait quelques pas
dans la rue, il renonça, rentrant d’un pas rapide, décidant qu’il partirait dès
le lendemain soir par le train de Paris.
11
Frédéric Karenberg fit arrêter la voiture après le tunnel de
Cimiez. Le cocher bavardait depuis la place Masséna et le balancement léger sur
les roues hautes donnait à Karenberg envie de vomir ou peut-être était-ce cette
soirée, ces visages à la peau grasse et épaisse, ces souffles d’animaux,
rauques, ces mains recouvertes de poils, ces gilets qui se déboutonnaient sous
la poussée du corps, ces hommes-marionnettes grimés, avec leurs gants blancs,
leurs tabliers maçonniques. Et il s’était laissé prendre, une nouvelle fois, ce
besoin, une maladie, qu’il avait de parler, d’expliquer, de tendre des mots,
mais il n’y avait en face de lui que l’arrogance bourgeoise, les certitudes
obscènes. Ils ne savaient plus, ou plutôt ils ne sentaient rien. Mais à qui
parler ? On ne pouvait que lire ou écrire, ou bien marcher et soliloquer.
Frédéric Karenberg renvoya la voiture et se mit à marcher le
long du boulevard. Il aimait ce milieu de la nuit, quand tout est recouvert
d’une eau calme, que le regard et la pensée sur ces étendues immobiles, peuvent
porter loin, sans que rien les agrippe et les détourne. Il marchait ainsi la
nuit dans les allées du parc, à Semitchasky, à une centaine de kilomètres de
Saint-Pétersbourg, la baronne Karenberg le faisait suivre par une voiture et
les domestiques se tenaient prêts à l’abreuver de thé brûlant ou à le couvrir
de compresses chaudes.
Mais Frédéric Karenberg ne craignait pas le froid de la
Russie, vertical, rigide, présent comme une cloison contre laquelle on se
heurte de l’épaule et qui reste extérieur. Depuis l’adolescence, quand les
chiens sautaient haut sur la neige tassée et que leurs aboiements glissaient
comme l’haleine au ras des étangs gelés, il avait connu d’autres froids. Cette
première nuit à Pompéi, assis à l’angle du forum, attendant que se lève autour du
Vésuve comme une fumée blanche, l’aube. La ville tombeau, creuse, prête à
recevoir et il avait guetté le jeu des échos, répercutés par les façades, ces
parois grises s’engouffrant dans les rues droites, lavées par le temps,
revenant comme une boule que chaque coin renvoie. Voilà le froid.
Karenberg poussa le portail. Une locomotive sans doute à
l’entrée du tunnel manœuvrait et la brise à peine sensible modulait la respiration
cadencée tout à coup rapide, puis à nouveau ralentie de la machine.
Le chien du gardien se mit à aboyer, et Karenberg au
raclement des pattes sur le gravier l’imagina bondissant, tirant sur sa chaîne,
déchirant la nuit de sa violence. Il alla vers le chien, le calma, s’enfonça
dans le parc prenant l’allée qui, bordée de palmiers, conduisait à la terrasse.
Des chiens
Weitere Kostenlose Bücher