Nice
employé de la mairie, payé par elle, et passait d’une salle à
l’autre, cherchant à savoir qui était là, Lambert l’anarchiste, Sauvan
charpentier qu’on disait dangereux, « un socialiste qui se déguise en
anarchiste pour mieux recruter », avait dit Merani à Ritzen.
Luigi avait été convoqué dans le cabinet du Docteur, à la
fin de l’après-midi, comme à l’habitude. Mais, assis dans l’un des fauteuils,
sous le portrait de Garibaldi en chemise rouge chevauchant un cheval blanc, il
y avait un jeune homme, les cheveux coupés très court, la nuque presque rasée,
qui paraissait moins de vingt-cinq ans.
— Voici Luigi Revelli, en qui j’ai pleine confiance,
avait dit Merani, c’est un gamin, mais il sait voir et écouter. Il est né à
Mondovi mais il sera français, Luigi…
Merani montrait son interlocuteur qui souriait, les jambes croisées.
— Monsieur Ritzen t’interrogera souvent, c’est un ami.
Chouà avait renseigné Luigi. Ritzen était un jeune
commissaire chargé de surveiller les anarchistes, les « rumpa couillons »,
disait Chouà, les emmerdeurs. Il venait de l’Est, son père avait quitté l’Alsace
en 70, plutôt que de subir l’occupation allemande. Une ou deux fois par mois
Gobi Revelli rencontrait Ritzen. Quelques minutes seulement qui laissaient
Luigi mal à l’aise. Ritzen l’observait sans dire un mot et Luigi pour que le
silence cesse commençait à parler mêlant ensemble des morceaux de phrases
cueillies ici et là, dans la rue parfois, à la Crota, à la Feniera ou à la
Bourse du travail.
— Tu ne parles jamais de tes frères, avait dit Ritzen à
leur dernière entrevue.
Luigi avait commencé à transpirer. Les gouttes de sueur coulaient
sur son front, il les sentait glisser dans ses sourcils et l’une parfois
parvenait jusqu’à ses yeux, irritant la pupille, le forçant à se frotter la
paupière avec le dos de la main.
— Vincente, il travaille chez toi chez Monsieur Merani,
et l’autre c’est comment ?
— Je ne le vois pas, dit Luigi, jamais, on se voit
jamais…
— C’est Carlo n’est-ce pas, essaye de le voir, c’est
ton frère.
Silence à nouveau.
— Penses-y Revelli.
Luigi sortait du commissariat principal, proche de la préfecture.
Devant lui la place du Palais, l’étang de lumière, cette réverbération violente
après l’obscurité des bureaux et des couloirs. Il clignait des yeux. Il
s’immobilisait. Le jour et la ville le rejetaient. Il avait envie de courir
vers sa mère, comme autrefois, quand elle vivait. Elle le prenait contre elle,
elle le pressait contre ses jambes, ce tablier humide qu’elle portait toujours,
elle disait : « Luigi, Luigi, ne pleure pas, ils ne te frapperont
plus. » Elle lançait une malédiction à Vincente, elle hurlait, elle
caressait ses cheveux. Et lui, les yeux fermés : « Serre-moi, maman,
disait-il, serre-moi. » Elle l’emprisonnait lui tenant la nuque et il
reniflait, sachant que s’il ouvrait les yeux il trouverait la nuit encore, ce
tablier noir. Et il était rassuré de cette nuit que sa mère créait ainsi en
plein jour. Mais il devait traverser la place du Palais, longer le mur de la
caserne Rusca pour rejoindre la rue Saint-François-de-Paule. Il entendait
parfois un commandement hurlé, une sonnerie de clairon, et la tentation le
prenait de partir, comme Pascalin, un jeune du Castèu, qui avait pris le train
pour Marseille et là-bas, disait-on, il avait signé à la Légion. On racontait
aussi qu’il suffisait de se présenter au consulat des États-Unis, on s’engageait
pour cinq ans dans leur marine et quand une escadre jetait l’ancre à
Villefranche, on prenait le canot qui faisait la navette entre la Darse et les
bateaux. Après la visite médicale on partait avec eux et les cinq ans passés on
devenait américain.
Au lieu de rentrer directement à la maison Merani Luigi
allait au Castèu. Il s’installait au fond de la salle. Gigi, qui habitait rue
Droite, dans le babazouk, était là le plus souvent. Ils restaient face à face,
silencieux. Chouà leur demandait un coup de main, pour allumer le feu du four,
scier du bois, déplacer des tables. À la fermeture du Castèu, ils traînaient
encore, se retrouvant toujours dans les petites rues, du côté de la place
Masséna, s’attardant devant les music-halls pour touristes ; des filles
avec des robes rouges qu’ils apercevaient, quand la porte d’un hôtel s’ouvrait,
et que dans la
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