Nice
Duchesse seront-ils
encore à Nice, je compte sur vous Frédéric, je veux voir Pierre de Russie à ma
fête.
— Vous savez bien Comtesse que je ne vois personne, je
suis anarchiste, si je les voyais je leur lancerais des bombes…
La Comtesse s’immobilisait.
— Ne plaisantez pas, monsieur le Baron, vous, avec ce
que vous représentez, vous n’avez pas le droit, même pour jouer.
— Mais je ne joue pas…
Frédéric allumait un cigare, passait sur la terrasse,
s’appuyait à la balustrade. Il faisait chaud, ici, même au cœur de l’hiver,
quand le soleil dès quatre heures disparaît à l’ouest dans l’étoupe grise, nuages
en bandes qui s’étiraient au-dessus de l’Estérel. La chaleur s’était accumulée,
au pied de la façade de la villa, sur le marbre de la terrasse, comme une eau
qui coule et rejaillit.
— Frédéric…
La Comtesse s’approchait de Karenberg, elle lui prenait la
main, elle la serrait.
— Frédéric, vous autres Russes, vous êtes des
destructeurs, comment dites-vous.
Karenberg dégagea sa main. Il connaissait la comtesse
d’Aspremont, son exaltation, murmurait-on avec un sourire.
— Nihiliste, dit-elle, voilà, des nihilistes.
Elle prit un air enjoué qui, pour un instant la rajeunit, le
visage transformé par une idée, un souvenir peut-être, affiné, l’expression
mutine, les lèvres un peu pincées, les yeux plus mobiles encore.
— Savez-vous Frédéric qu’on vous surveille ? C’est
peut-être que vous êtes vraiment un anarchiste.
Elle secoua la tête, se mettant à rire trop fort, prenant à
nouveau la main de Karenberg qu’il lui abandonna pour savoir.
— Mais je ne peux pas le croire, vous, Baron.
— Pouvez-vous m’expliquer ?
— Ah ! vous prêtez enfin attention à moi Frédéric.
Elle lui serrait la main et sous les gants de dentelle il
devinait la peau, glacée lui semblait-il.
— Un petit jeune homme que m’envoyait le Préfet, un
nouveau commissaire, mais sachant se tenir dans un salon, il n’a pas le visage
d’un policier, il m’a interrogée sur vous, sur Helena, feriez-vous vraiment
trembler le tsar, Frédéric ? Moi qui vous demande d’insister auprès du
Grand-Duc.
— Voilà Helena, dit Karenberg, en retirant sa main.
— Qu’elle est belle, dit la Comtesse, ma chérie vous
êtes éblouissante, allons donnez-moi le bras, vous allez me vieillir, mais
enfin.
Karenberg baisait cérémonieusement la main de la Comtesse
qui ne la retirait pas, puis il embrassait sa sœur.
— Prenez soin de ma petite sœur, disait-il.
La comtesse d’Aspremont se retournait, descendant les
marches qui de la terrasse conduisaient au parc, elle riait, agressive.
— Comme de vous-même, Frédéric, je vous assure.
Comment ne pas rire avec elle ? Sa franchise, son
avidité étaient une forme de la santé. Souvent quand Frédéric la rencontrait,
il pensait à Catherine Petchera cette amie de sa mère qui venait à Semitchasky,
l’été. Elle possédait une résidence à quelques kilomètres du château. Son mari,
un haut fonctionnaire de la Cour, restait à Pétersbourg. « Chère amie,
disait-elle à la Baronne, je vous enlève Frédéric, je n’ose pas rentrer seule,
je vous le renvoie. » D’abord ils marchaient à pied dans les allées, la
voiture avançant au pas derrière eux, elle parlait de son enfance, d’un séjour
à Nice précisément, puis de Karlsbad. Quand ils longeaient les étangs, les
moustiques commençaient à les assaillir, ils montaient en voiture et il fallait
fermer les glaces. Il faisait lourd, la voiture sentait le cuir, le parfum. Les
genoux se touchaient et Frédéric sentait bien qu’elle recherchait ce contact.
Un soir elle prit son bras, l’entraîna chez elle alors qu’à l’habitude il la
quittait sur le perron.
« Tu m’as protégée, disait-elle, il faut que je te
remercie. » Ainsi il découvrit la femme. Elle était vive, elle donnait à
Frédéric des livres interdits, elle disait :
« Cette Russie meurt Frédéric, et c’est pourquoi tu es
là, avec moi, il ne faut pas respecter ce qui est mort. » Parfois elle
s’absentait pour quelques jours et Frédéric guettait son retour, marchant seul
dans les allées du parc, mesurant combien elle lui manquait, blanche et ronde.
Quand elle le prenait dans ses bras, il s’y blottissait, avec la sensation
douce de disparaître peu à peu, et à la fin elle était à lui. Mais après
l’amour, il fallait qu’il regagne
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