Nice
pas lire.
— Je m’en fous, dit Carlo. C’est moi qui ai risqué.
— Leur tape pas sur la gueule.
— Je me défendrai, dit Carlo.
Ils remontèrent la rue Séguranne, entrèrent au Cercle
Libertaire où Lambert pérorait, devant une dizaine d’auditeurs, qui parfois l’interpellaient,
Lambert brandissait un journal : « Sébastien Faure, l’avait prévu,
disait-il, leur manifestation du 1 er Mai, c’est le traquenard, c’est
comme si on disait aux ouvriers, alignez-vous contre un mur pour qu’on puisse
vous fusiller proprement, à dates fixes, et qu’est-ce qui s’est passé à Fourmies,
l’année dernière ? Ils ont tiré et ç’a été le massacre et cette année, les
ouvriers ont compris, le 1 er Mai est mort, camarades. »
Carlo s’était appuyé le dos au mur. Ces voix lui parvenaient
de si loin, ces visages étaient si gris, que disaient ces bouches qui
s’ouvraient ? Ils se souvenaient pourtant. L’année dernière, collant des
affiches dans les rues du babazouk, puis quand il avait su que les soldats
avaient tiré, à bout portant, sur les manifestants du 1 er Mai, il
avait avec Sauvan, Lambert, quelques autres, hurlé sous les murs de la caserne :
« Fourmies, Fourmies, À bas l’armée des assassins. » Et ils avaient
couru se dissimulant sous les porches jusqu’à ce que la patrouille montée, les
chevaux raclant leurs sabots sur la chaussée, ait disparu.
Loin ce temps.
Sauvan s’était avancé et, debout parmi les auditeurs assis
qui tournaient leurs yeux vers lui, il parlait méticuleusement. Sébastien Faure
après tout n’était qu’un bourgeois, disait-il, et les ouvriers savaient ce que
cela voulait dire, huit heures de travail « c’est pas une fumisterie comme
tu le racontes » continuait-il, le doigt levé vers Lambert.
— Tu n’es qu’un socialiste, lança Lambert, bientôt tu
vas nous dire que la question sociale, c’est les syndicats qui vont la régler.
Carlo sortit du local. Attendre, savoir attendre. Quand le
chantier serait fermé, alors il démonterait l’assemblage, prendrait l’argent
dans la pièce de bois et ce serait le début.
Il faudrait jouer à coup sûr, calculer, ce ne devait pas
être plus difficile que de placer les coins dans l’entaille pour qu’un tronc à
demi tranché tombe du bon côté. Si on se trompe il vous écrase. Il ne fallait
pas se tromper. Avancer prudemment. Une vie comme une coupe de bois, il faut
savoir quels arbres abattre, quels autres conserver pour que la coupe donne
chaque année.
Les autres, Jouanet, ceux du chantier, il fallait d’abord
qu’ils en aient là. Carlo mit sa main sur son sexe, là. Pourquoi, lui, avait-il
risqué ? Qu’est-ce qui les empêchait de l’imiter. Ils étaient comme
Vincente.
Tout à coup Carlo revit la scène. Lisa entrant dans
l’église, portant Dante dans ses bras, ce petit paquet de dentelles blanches
qui hurlait. Lisa qui se penchait vers Dante, lui embrassait le front, murmurait.
Carlo suivant le mouvement de ses lèvres. Et Vincente, en retrait, qui semblait
ne voir que sa femme et son fils, ce sourire qui le faisait ressembler
davantage encore à la mère. Carlo avait eu envie de les laisser là, entre eux,
pour s’en aller fumer dehors, sur le parvis, mais Lisa avait pris la main de
Carlo, l’avait entraîné vers le bénitier où attendaient déjà Madame Merani et le
prêtre. Un instant, tant que Lisa avait tenu sa main, il s’était senti avec
eux, puis elle l’avait lâché pour découvrir le visage plissé de Dante, et à
nouveau cette sensation de froid dans la gorge, cette peine qu’il avait à la
chasser en avalant, ce besoin de fumer qui irritait sa bouche. Et qu’il
retrouvait, marchant seul dans la rue Séguranne, les poings serrés comme si
l’attendaient dans une encoignure des hommes prêts à bondir sur lui, comme s’il
avait dû être prêt à répondre coup pour coup. Deux coups pour un coup. Putana
la vie.
13
Au Castèu, à la Crota ou à la Feniera, des cafés du babazouk
et des bords du Paillon, on avait d’abord appelé Luigi, Loulou. Puis comme il
se faufilait entre les tables, pareil aux gobis, ces poissons qu’on suit quand
la mer est calme, zigzaguant entre les rochers et que les gosses réussissent
parfois à saisir à la main, l’un bloquant l’issue, l’autre épuisant l’eau, quelqu’un,
peut-être Tacco, le patron de la Crota, avait lancé « Ve lou gobi ».
Tout le monde s’était retourné pour voir Luigi
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