Nice
laissait Luigi au comptoir sans paraître le
remarquer. Pourtant quand il entrait dans ce café sur les bords du Paillon, du
côté de la vieille ville, presque en face du lycée, il sentait qu’on le
reconnaissait : Gobi, l’espion de Merani. Des terrassiers, des maçons
venus du chantier Forzanengo étaient assis, figés par leur fatigue, leurs mains
entourant le verre de vin. Un soir l’un d’eux avait craché dans la direction de
Gobi, ne cherchant pas à l’atteindre, simplement à marquer son mépris.
— Revelli merda, avait-il dit.
Ugo avait levé les yeux vers Gobi, en levant le verre.
— Tu bois encore ?
Luigi par défi avait commandé un autre verre. Il n’aimait
pas entrer à la Feniera, mais Merani l’y envoyait, pour savoir, parce que là se
réunissaient les ouvriers des chantiers, qu’ils discutaient, oubliant la
présence de Luigi et parfois il pouvait saisir une phrase dans le brouhaha,
répéter que ceux de Forzanengo, les charpentiers, allaient réclamer un franc de
plus par jour, maintenant que commençaient les pluies et si Forzanengo refusait
eh bien, eux les charpentiers, qui se tenaient la main, ils quitteraient le
travail, ils feraient comme ceux de Cannes qui en 90 avaient demandé 10
centimes de plus par heure et l’avaient obtenus.
Avant le dîner, Merani convoquait Luigi dans son cabinet.
Gobi se tenait debout, les mains derrière le dos, retrouvant sans le savoir les
attitudes qu’il avait prises les premiers jours chez les Merani, quand ses
frères marchaient encore et qu’il les attendait seul dans cette maison plus
riche qu’une église.
Meranie terminait une lettre et il questionnait Luigi, sans
même lever la tête.
— Alors voyou, qu’est-ce qu’on dit ?
Si Luigi ne répondait pas, il s’interrompait, posant le
porte-plume, croisant les mains :
— Tu ne vas pas me raconter qu’on ne dit rien.
Qu’est-ce qu’ils pensent de l’élection de Rancaurel ?
Rancaurel, le nouveau maire, était un allié et un rival pour
Merani. Les deux hommes se surveillaient. L’un avait joué la carte municipale,
l’autre la députation. Leurs domaines étaient ainsi bien délimités mais l’un
craignait que le député soit tenté par la mairie et l’autre que le maire
cherche à devenir député. Ils se surveillaient. La mairie avec le pouvoir local
qu’elle donnait, les emplois qu’elle permettait de créer, les subventions que
le Conseil municipal accordait était une place forte à partir de laquelle on
pouvait élargir son influence, se créer une clientèle fidèle, prête à suivre
n’importe où pour ne pas perdre les pourboires distribués. Merani savait cela et
il préférait faire alliance avec Rancaurel, manière de le surveiller, de lutter
ensemble si besoin était contre le comte Borriglione qu’ils avaient réussi à
chasser de Nice, mais qui venait de se faire élire député de la montagne,
Merani obtenant le renouvellement de son mandat.
— Je me demande, continuait Merani, à quoi tu me sers.
Et sur les chantiers, qu’est-ce qu’on raconte, et à la Bourse ?
Kermesse, banquet, discours : tout le bord du Paillon
décoré de guirlandes tricolores, Merani debout, à la droite du préfet Chasles
qui a Rancaurel à sa gauche. On inaugure la Bourse du travail. « Les
travailleurs niçois, amis de l’ordre et soucieux de progrès », avait dit
Merani en levant son verre, et le Maire demandait aux ouvriers de « bannir
de leurs discussions les questions politiques et électorales ».
Seulement ils votaient et Merani comptait avec leur voix. Il
envoyait Luigi Revelli à la Bourse du travail, place Saint-François. Sur cette
place ronde se tenait le marché aux poissons ; des charretons, une planche
calée les gardant à l’horizontale, servaient d’étal aux pécheurs. Les femmes
remplissaient des seaux à la fontaine et lançaient l’eau fraîche sur les « pei »
qui brillaient ; les voix aiguës des plus jeunes, actives, bras nus, se
répercutaient sur les façades : « Bella poutina », « O bei
pei ». Luigi s’attardait entre les charretons. Il rencontrait Chouà qui
venait bavarder avec les pêcheurs, traînait devant la Bourse du travail, allant
d’un groupe à l’autre, invitant à boire. On le disait l’homme à tout faire du
Maire, et souvent les réunions électorales pour le quartier du babazouk se
tenaient dans son bistrot, le Castéu. Gobi faisait un clin d’œil au concierge
de la Bourse, un
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