Nice
« Toi, tu as compris, tu sais ce
qu’il fait, lui. » Quelques figurants professionnels servaient de guide
aux autres. Avant la représentation, on leur donnait un morceau de pain, du
fromage, un verre de vin. Ils s’habillaient en plaisantant et enfin c’était
l’éclat des cuivres, les soleils des lampes à gaz, les chœurs, la chanteuse en
voile blanc, transparent.
Quand le rideau tombait sur le dernier acte, que déjà Luigi
tendait la main pour recevoir les deux ou trois francs qu’on leur versait pour
un soir, il se sentait vide, volé. Il rentrait immédiatement à la maison Merani
et allongé sur le lit, il revoyait les scènes, il entendait la musique, il
fredonnait à voix basse les airs que peu à peu il apprenait. Pendant plusieurs
jours il les chantait dans la cour, pour Thérèse, s’interrompant quand Lisa ou
Vincente passaient, gêné de se laisser surprendre. Mais le besoin était si fort
qu’il recommençait jusqu’à ce que, les jours succédant aux jours, la musique en
lui peu à peu se tarisse.
Il gardait longtemps le souvenir de ces moments où il se
découvrait tout entier rassemblé en lui-même, rond, lisse comme un des galets
avec lesquels quand il flânait avec Gigi le long de la grève ils tentaient de
faire des ricochets. Alors qu’il chantait ainsi dans la cour. Madame Merani
l’avait interpellé, lui demandant de la rejoindre au grand salon.
— Le voici notre chanteur, notre ténor, disait-elle
comme il entrait.
Entourant Madame Merani, deux femmes étaient assises, l’une,
la plus âgée, les jambes qu’on devinait écartées sous la robe, les mains
fermées sur les accoudoirs du fauteuil, le buste haut, les yeux mobiles.
— Tu sais un air complet, ou bien quelques mots par-ci
et par-là ? demanda-t-elle d’une voix impérieuse.
— Il pourrait apprendre, dit Madame Merani.
— Il n’a pas la tête de quelqu’un qui apprend, votre
chanteur.
Luigi baissait les yeux.
— Mais Comtesse, dit avec un accent étranger la plus
jeune des deux femmes, il sait peut-être déjà.
Elle portait une robe droite comme Luigi n’en avait jamais
vu, ne laissant deviner ni l’existence des seins ni des hanches.
— Veux-tu chanter, sais-tu vraiment ?
La voix était toujours dure.
Luigi quand le prêtre l’interrogeait à Mondovi ne
réussissait pas à lever la tête autrement que pour donner un coup d’œil,
surprendre une expression du prêtre, savoir s’il allait ou non recevoir une
taloche parce qu’il ne savait rien ou bien réussir par son silence, son
absence, à le désarmer.
— Luigi, commença Madame Merani.
Luigi la regarda.
— Luigi, répéta-t-elle.
Il l’avait désarmée.
— La comtesse d’Aspremont voudrait que tu chantes, chez
elle, dans sa propriété. Peux-tu apprendre quelque chose ? – Madame
Merani se tourna vers la comtesse – je peux lui faire donner quelques
leçons, ajouta-t-elle.
— Il lui faudrait un costume, n’est-ce pas Helena !
répondit en riant la comtesse d’Aspremont. Nous le déguiserons en prince russe
même s’il chante du Verdi.
Il y eut un moment de silence.
— Si vous le permettez, je m’occuperai de lui, dit
Madame Merani. Tu peux aller Luigi.
La fête de charité de la comtesse d’Aspremont était un des
moments importants de la vie niçoise. Le dimanche précédent celui des Rameaux,
elle invitait dans son château du Ray, tout ce que Nice et Cannes comptaient de
célébrités internationales ou de notabilités locales. Mais la Comtesse séparait
ses invités. Les uns n’avaient accès qu’aux terrasses inférieures du parc, et
des domestiques interdisaient par leur seule présence l’entrée des salons du
château. Des cartons de couleur différente permettaient de diriger les invités
vers le parc ou les bâtiments.
Plusieurs semaines durant, la Comtesse abandonnait les
salles de jeu du Casino de la jetée pour se consacrer à l’organisation des festivités.
Elle entraînait la baronne Helena Karenberg.
— Helena, vous allez venir avec moi, disait-elle en
entrant dans la bibliothèque de la villa Karenberg.
La Comtesse prenait Helena par la main, se tournait vers
Frédéric Karenberg.
— Votre sœur, Frédéric, s’ennuie et vous ne la
distrayez pas. Vous êtes un garçon sinistre. Allons Helena, je vous attends.
Helena soupirait, quittait la bibliothèque que parcourait la
Comtesse, prenant un livre, interrogeant Frédéric.
— Dites-moi, le Grand-Duc et la
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