Nice
hommes avec qui parler. Des voix
qui ne seraient plus seulement des mots imprimés, voix nues et pures, mais des
voix avec un visage, des yeux, des mains. Déception. Mieux valait lire Herzen,
Pouchkine ou même Stendhal qu’écouter le docteur Merani ou le Vénérable
Bertagna.
Peut-être était-il trop timoré encore. Que risquait-il
pourtant ? Il sonna. Le gardien restait à la villa avec sa femme, jusqu’au
dîner.
— Marcel, dit Karenberg, vous devez connaître la rue
Séguranne, expliquez-moi.
Le commissaire Ritzen, sut le 24 mars 1894 par l’un de ses
indicateurs, que le baron Frédéric Karenberg, né le 7 janvier 1861 à
Semitchasky (Russie) propriétaire – et sur lequel le Préfet de Police de
Paris lui-même avait attiré l’attention par une note, sans doute élaborée avec
le concours de l’Okhrana, la police secrète russe – que ce descendant
d’une des plus vieilles et des plus riches familles de l’aristocratie avait
assisté à une réunion anarchiste au Cercle Libertaire de la rue Séguranne. Il
était intervenu plusieurs fois pour décrire la situation en Russie.
« Il faut reconnaître, écrivait l’indicateur au
commissaire Ritzen, que la baron Karenberg ne s’est pas montré précis. Je ne
saurais dire s’il s’agit de prudence ou d’ignorance. Il m’a semblé que le Baron
était une sorte d’artiste, de professeur ou de littérateur plutôt qu’un enragé
politique. Il a dit cependant – il a répété ces paroles dans chacune de
ses interventions et je les résume en essayant de rapporter l’essentiel –
que « l’Océan russe serait bientôt secoué par la tempête sociale ».
Comment il y avait eu un long affrontement entre Sauvan et Lambert – dont
je rends compte par ailleurs dans deux notes distinctes – sur les mérites
du socialisme et de l’anarchisme, le baron Karenberg a indiqué qu’en Russie les
anarchistes joueraient le rôle d’étincelle mais que la poudre ne pouvait
qu’être socialiste, parce que le peuple russe était depuis toujours groupé dans
des collectivités. Je ne crois pas utile de rapporter un long développement du
Baron – qui a provoqué l’ennui de l’assistance – sur la façon dont
sont organisés les paysans russes dans leur village. À la fin de la réunion
Sauvan et Karenberg sont sortis ensemble. Ils semblaient ne pas se connaître au
début de la réunion. Mais ce n’est peut-être qu’une dissimulation. »
— Tout cela n’est pas bien sérieux.
Le préfet Chasles rendit à Ritzen le rapport. Ce jeune commissaire
avait une conscience toute germanique de son devoir et il ne s’était pas encore
rendu compte qu’il était ici aux antipodes. Chasles prit Ritzen par le bras et
le raccompagna vers la porte du bureau. Les larges fenêtres donnaient sur le
jardin de la préfecture, planté de palmiers, de lauriers, de cactus. Chasles
s’arrêta devant une baie, montra les palmiers.
— Nous sommes déjà dans le Sud, mon cher commissaire,
ce n’est pas l’empire turc mais grec. Vous connaissez la Jeanne d’Arc niçoise,
Catherine Séguranne ? Une héroïque lavandière qui chassa les Turcs
précisément à coups de battoir à linge, et en leur montrant la partie basse de
son anatomie, ne souriez pas, la politique ici c’est oriental. On distribue des
bakchichs, on achète les voix, tenez, notre bon maire, Rancaurel, faites donc
un tour dans un café, vous le connaissez, le Castèu, à la veille des élections.
On y fait la queue. Le patron, qui a quelques intérêts dans l’une des maisons
de la place Pellegrini, y distribue des pièces aux électeurs. Et si Rancaurel
est élu, eh bien, ils ont encore quelques pièces. Et il y a foule, croyez-moi.
J’ai, mon ami, mes informateurs moi aussi. Alors vos anarchistes, vos
socialistes, votre baron Karenberg, non pas ici, mon cher, pas ici.
Ritzen pliait son rapport lentement sans regarder le Préfet.
Si jeune, ce commissaire nommé à Nice, un beau début, sans
doute des appuis au ministère. Chasles retint Ritzen au moment où celui-ci le
saluait.
— Cela dit toutes mes félicitations, Commissaire, plus
rien ne vous échappe à Nice, continuez. Après tout, nous avons ici beaucoup de
têtes couronnées, si l’un de ces cons nous faisait un attentat, je m’en remets
à vous totalement.
Dans les jours qui suivirent Ritzen convoqua « les
chevaux de son manège ». Lambert, Sauvan, d’autres qu’un policier en
bourgeois allait chercher
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