Nice
Frédéric.
Elle esquissait un mouvement du bras, la main fermée.
— Les balles arrivent, c’est un jeu.
Peggy se laissait tomber dans un fauteuil, soufflait,
tentait de remettre de l’ordre dans ses cheveux.
— Mais je ne suis plus coiffée.
Elle lançait un coup d’œil à Frédéric.
— Expliquez-moi, comment vivent les Karenberg ? On
les voit si peu.
Peggy s’étirait, bâillait. Elle aimait elle aussi le soleil,
cet engourdissement qui gagne peu à peu, et parfois ils restaient sur la
terrasse, oubliant l’heure du déjeuner. Peggy prenait soin de protéger son
visage par une ombrelle, Helena s’endormant et Frédéric alors laissait son bras
ballant le long du fauteuil, espérant que le hasard lui permettrait de saisir
la main de Peggy. Peggy brusquement se levait, réveillait Helena en frappant
dans ses mains.
— Mon Dieu.
Il y avait une réception au Consulat, le prince de Galles ou
même la reine Victoria, elle était en retard, elle se penchait vers Helena,
l’embrassait, courait sur la terrasse, partait tête nue, la capeline blanche
flottant au bout de sa main, en un signe d’adieu, elle se perdait dans les
allées du parc, Frédéric se mettant à peine debout, Helena qui disait :
— Accompagne-la, prends la voiture.
Il courait à son tour, l’appelait :
— Peggy, Peggy, attendez-moi.
Enfin il la rejoignait, cependant que Marcel ouvrait le
portail, sortait la voiture, Peggy souriait, la capeline posée sur les tresses
brunes.
— Frédéric, vite, mon père va me maudire, le prince de
Galles, l’héritier du trône d’Angleterre.
Elle enflait sa voix moqueuse. Il s’asseyait près d’elle, il
disait à Marcel de prendre le trot mais le boulevard était en pente rapide et
il fallait retenir le cheval plutôt que l’exciter. Dans la voiture Peggy
parlait, se regardait dans un miroir.
— Je suis affreuse, ce rouge, il ne faut plus se mettre
au soleil.
Puis elle se tournait vers Frédéric.
— Frédéric dites-moi, comment vivez-vous, qui
êtes-vous, que faites-vous, je ne sais rien, vous êtes si secret, Papa me dit
que votre père était ambassadeur à Vienne, qu’il l’a connu là-bas, que c’était
un homme admirable et puis il refuse de m’en dire davantage, parlez-moi de
votre père, Frédéric.
— Un jour, commença Frédéric.
Puis il s’interrompit, mais les souvenirs déjà étaient au
bord des lèvres et des yeux, cette dernière image, le baron Karenberg sur les
escaliers de l’hôtel Métropole. Frédéric regarda Peggy, son visage rond,
presque joufflu, la peau si blanche avec deux taches roses sur les pommettes,
la course sous le soleil, cet air de franchise, de spontanéité qu’elle avait
quand il la regardait ainsi, naturelle, vraie comme un fruit.
— Ne me dites pas, si vous ne voulez pas, dit-elle.
— Mais si, pourquoi ne pas vous dire ? Un jour,
nous avons appris qu’il s’était tué. Voilà.
Le visage de Peggy s’était ridé, les ailes du nez comme
pincées. Elle prit la main de Frédéric.
— Il y a longtemps, dit-il en souriant.
Puis il se tut, brusquement au bord des larmes, mordant sa
lèvre pour ne pas laisser jaillir un sanglot, un cri, pareil à celui qu’il
avait poussé dans le parc de Semitchasky, courant entre les arbres, voulant
retrouver Catherine, fuir cette mère qui venait de les réunir avec les
domestiques du château, dans la grande salle de réception, qui avait dit,
cassante : « Mes deux enfants, je vous apprends à tous, en même temps
qu’à mon fils et à ma fille, la mort du baron Karenberg. » D’un geste de
la main elle les avait congédiés, ne retenant que Frédéric et Helena, agressive,
confiant peu après Helena à la gouvernante, faisant asseoir Frédéric, disant :
— Tu es le seul descendant mâle des Karenberg, tu as
plus de vingt ans, tu sais ce qu’est la vie, n’est-ce pas ? Je peux te
dire que ton père a choisi de mourir, choisi, tu comprends ce que cela signifie ?
Frédéric s’était levé. Pourquoi savait-il depuis des années
que son père battait des bras comme un noyé, que l’eau un jour le recouvrirait
et qu’il ne pouvait rien pour l’aider, il était trop loin, ces lettres seules présentes
et si brèves.
Frédéric traversait le salon, la voix de sa mère le
poursuivant : « Frédéric, Frédéric. » Il descendait l’escalier
de marbre, il s’engageait dans le parc, il commençait à marcher plus vite, il
courait, et le cri
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