Nice
sa
nonchalance mélancolique tout à coup effacée par un mouvement vif, spontané qui
laissait deviner une passion trop retenue, le Docteur Merani voyait souvent les
Karenberg. Il les invitait à ses dîners hebdomadaires et s’ils refusaient il se
rendait à la villa s’inquiétant de leur santé, les pressant de venir avec lui,
essayant d’éloigner Frédéric, mais Helena entraînait son frère et leurs
promenades comme celles de cet après-midi n’étaient qu’un long bavardage du
Docteur qui retrouvait aux côtés d’Helena le plaisir des mots et redécouvrait
avec elle cette côte qu’il parcourait pourtant depuis sa naissance.
— Et Luigi, demanda Carlo à Vincente en se dirigeant
vers le charreton.
Déjà il passait la courroie autour de son épaule, l’air
soucieux.
— Qu’est-ce que tu as, dit Vincente, tu les connaissais ?
— Elle qui c’est ?
— La sœur du Baron, dit Vincente, Merani voudrait bien.
Carlo cracha dans ses mains, les frottant vigoureusement
l’une contre l’autre.
— Pour Luigi, continua Vincente.
Mais il s’interrompit, regardant Lisa.
— Il n’est plus ici, dit Lisa, ça fait quelques jours.
Il a chanté à une fête, et il est resté là-bas, c’est une vieille femme.
— Pas si vieille, dit Vincente.
Il commençait à dételer la voiture, parlant au cheval, le
flattant.
— Elle est vieille, dit Lisa, une comtesse. Luigi est
un fainéant.
— Il travaille, dit Vincente à mi-voix.
Lisa haussa les épaules.
— Il devrait travailler depuis des années, dit-elle.
Elle appela Dante qui se traînait à quatre pattes dans la
cour, et comme il tardait à venir, elle alla vers lui, le souleva d’un mouvement
rapide, le serrant contre elle, revenant vers Carlo et Vincente.
— Il est serveur, dit Vincente. Elle l’a fait embaucher
au Casino de la Jetée.
Carlo empoigna les bras du charreton et le tira brutalement.
— Tous domestiques, dit-il à mi-voix.
Lisa était proche de lui et il regretta ces mots qu’il
n’avait pas su retenir comme une douleur qu’il s’infligeait à lui-même. Lisa le
regardait. Elle déposa son fils à terre.
— Tiens, dit-elle.
Elle avait pris dans la poche de son tablier les pièces
qu’il lui avait données. Carlo baissa la tête. Le charreton s’ébranla et le
cahot des roues sur les pavés de la cour empêcha Carlo d’entendre le tintement
des pièces que Lisa lançait derrière lui.
14
« Ai-je eu tort, écrivait Karenberg dans son journal le
24 mai 1894, de parler à Helena de ce Carlo Revelli « mon » voleur ?
Quand je la regarde il me semble reconnaître « Monsieur votre père »,
comme aurait dit ma mère et j’ai la même sensation que devant ces lettres dont
le papier a jauni, qu’il écrivait de Vienne ou de Londres, une tristesse
irrépressible me recouvre. Il était si loin de nous et si proche, et je sens
Helena, là devant moi si absente pourtant. J’ai voulu la distraire avec cette
accumulation romanesque de coïncidences, les cigares, Merani, Sauvan enfin et
dont Revelli était l’ami. Elle a semblé s’intéresser puis je ne sais quelle
idée a dû l’inquiéter, peut-être la conviction que le destin m’a tenu la main,
qu’il y a donc derrière les apparences, une intention. A-t-elle été jusqu’à
imaginer une machination maléfique ? Suis-je aveugle comme elle le dit
parfois ?
« Ce qui m’intéresse dans cette minuscule aventure ce
sont les rencontres qui s’ordonnent autour d’elle. Elle est une sorte de point
de départ. L’irruption de l’anecdote dans une vie trop bien réglée, la chute
dans le cours d’un fleuve. Ma curiosité s’en est trouvée avivée. J’ai presque
de l’impatience. C’est moins le vol en vérité qui m’intéresse que les hommes
qui bougent autour, Sauvan surtout, cette permanente remise en cause de mes
idées à laquelle il m’oblige. Je crois que nous sommes des amis. Je n’en ai
jamais eu. Les jeunes gens querelleurs que ma mère me forçait à rencontrer me
paraissent aujourd’hui, quand je les compare à Sauvan comme des automates du XVIII e siècle, guindés et guidés par quelque ressort. Sauvan est un aristocrate. Ma
définition est maladroite ; je devrais dire qu’il appartient à
l’aristocratie des hommes. Quelle épreuve faut-il surmonter pour y accéder ?
La pauvreté est-elle nécessaire ? Catherine Petchera, richissime était
malgré tout, ce qui les sépare, une sœur lointaine de Sauvan.
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