No Angel
l’organisation était moins rigide. Comme nous n’étions pas des Angels, nous roulions en queue et cela me convenait parfaitement.
On grilla les feux, on ne tint aucun compte des lois ni du savoir-vivre, notamment la signalisation des changements de direction et la priorité, et quarante motos déboulèrent sur le parking du Spirits dans un rugissement de moteurs. C’était foutrement agréable.
À l’intérieur, un Angel de Caroline du Sud dit :
— Putain, les frères de l’Arizona rigolent pas. Merde, je roule comme les vieux baisent : lentement et mal.
Cela me réconforta un peu. Je n’étais pas seul à avoir peur de rouler comme les gars de Mesa.
Les prospects et les videurs délimitèrent en hâte une zone réservée et l’alcool gratuit se mit à couler à flots. Des femmes arrivèrent. « Freebird », de Lynyrd Skynyrd, passait sur la sono.
C’était ma chanson depuis le collège, elle m’avait touché le jour où je l’avais entendue pour la première fois. Il y a des chansons qui nous interpellent parce qu’elles disent sur nous-mêmes quelque chose qu’on sait mais qu’on est incapable d’exprimer, d’autres parce qu’elles nous aident à nous forger une image de nous-mêmes. Pour moi, « Freebird » jouait les deux rôles. Les paroles évoquent l’impossibilité d’un amour durable entre une femme et le Freebird, âme errante et troublée. Ce trouble, je le connais bien. Non sans cruauté, il me rappelle mon incapacité à me sentir durablement satisfait, et le fait que seuls mes échecs m’impressionnent, jamais mes succès. En réfléchissant sur moi-même, surtout depuis la fin de l’opération, je considère ce trait de caractère comme l’une de mes plus grandes faiblesses.
L’ironie est que la satisfaction est en fait mon plus profond désir, vraiment. C’est de là que vient mon trouble et c’est ce qui me pousse à l’action, à l’errance, à la recherche, le plus souvent là où il ne faudrait pas… Après tout, je suis flic infiltré. Donc je suis exactement comme le gars de « Freebird », qui ne peut pas rester, ne peut pas changer, dont Dieu sait qu’il ne peut pas changer.
Rien ne changeait non plus dans le bar. Ce fut comme d’habitude. On partit vers vingt-deux heures et on retourna au clubhouse en compagnie d’une provision de femmes.
La fête ne s’arrêta pas. Le juke-box fut allumé et les haut-parleurs sortis dans la cour. Je m’amusai à imaginer ce qu’en pensaient les voisins.
J’allai pisser et Joby, à qui je n’avais pas encore été officiellement présenté, se tenait devant l’urinoir voisin du mien. Il m’adressa un signe de tête pendant qu’on faisait notre affaire. Il termina avant moi et gagna le lavabo. Avant de refermer ma braguette, je fis tomber une goutte d’urine sur chacune de mes bottes. Quand je me retournai pour aller me laver les mains, il me regarda d’un air interrogateur.
— Tu t’appelles Bird, c’est ça ?
— Ouais. Et toi c’est Joby, hein ?
— Exact. Qu’est-ce que c’était que ce putain de truc ?
— Quoi ? Les bottes ? Un vieux type qui montait les taureaux m’a dit que ça portait chance.
Il sourit et ses dents en avant luirent.
— Ça me plaît.
— Ça a toujours marché.
On rejoignit la fête et chacun partit de son côté.
J’étais dans la cour avec une douzaine de gars et six femmes. Le clubhouse comportait une salle séparée réservée aux membres. De temps en temps, la porte s’ouvrait en grand et on apercevait l’intérieur. C’était plus ou moins la même chose qu’à l’extérieur.
Joby se joignit à nous.
— Hé, Bird.
— Hé, Joby.
On se serra la main. Timmy et Pops étaient à mes côtés. Je les présentai.
Joby dit :
— On m’a dit beaucoup de bien de vous, les gars. Beaucoup de bien.
Je répondis :
— Ça fait plaisir. On est ravi que vous ayez une bonne opinion de nous. Ça compte beaucoup.
Il hocha la tête. Au-delà de l’épaule de Joby, je remarquai un peu d’agitation. Une femme ivre, en jean à taille haute trop collant et délavé à l’acide, importunait deux Angels de Mesa. Joby jeta un coup d’œil par-dessus son épaule puis se tourna à nouveau vers nous.
— Smitty et Bob m’ont parlé de vous. Dennis aussi.
— Cool, fit Timmy. On adore ces mecs.
Pops garda le silence.
— Semblerait que le sentiment soit partagé.
Joby parlait vite, avec l’accent des Hautes Plaines, mais il faisait
Weitere Kostenlose Bücher