Noir Tango
fraternité,
une complicité, une compréhension totale du caractère de l’autre. Ce fut la
seule fois où il pleura sur lui-même.
Sarah insista pour
se rendre seule au rendez-vous de Simon Wiesenthal.
L’appartement se composait d’une seule pièce
meublée très modestement dont les fenêtres donnaient sur un petit jardin. C’est
ce jardinet qui avait séduit Wiesenthal.
— Que puis-je pour vous ?
— M’aider à me venger.
— Je savais que c’était cela que vous
vouliez me demander. Je l’ai vu à vos yeux. Je comprends votre sentiment, je ne
l’approuve pas. Ce que je veux, moi, c’est la justice.
— Comment pouvez-vous parler de justice,
vous qui comme moi avez connu l’horreur nazie ! s’écria Sarah exaspérée.
— Justement. Nous devons porter
témoignage devant le monde. Je ne crois pas à la responsabilité collective du
peuple allemand. Personnellement, je peux témoigner de soldats SS ayant eu un
comportement humain envers les détenus juifs…
— Ils ne devaient pas être nombreux, l’interrompit
Sarah avec un ricanement mauvais.
— Il suffit d’un juste, rappelez-vous
Sodome et Gomorrhe…
— Ah non ! je ne suis pas venue
vous trouver pour vous entendre citer la Bible. Si Dieu a jamais existé, il est
mort dans les camps.
— Vous en êtes sortie et moi aussi. Pourquoi ?
Pourquoi avons-nous été épargnés alors que des centaines de milliers d’autres
ont été assassinés ?… Qu’avons-nous fait qui nous donne le droit de
survivre ? Ne devons-nous pas tout faire pour justifier cette faveur du
destin ? Moi aussi, dans un premier temps, j’ai pensé à la vengeance ;
toute ma famille a été exterminée, ma mère emmenée sous mes yeux, ma femme que
je croyais morte… pour qui vivre, pour quoi vivre, me disais-je ? Plus le
temps passe, plus la liste des disparus s’allonge… c’est par millions qu’ils
ont tué…
— Et ces millions de morts ne crient-ils
pas vengeance ?
— Non, ils demandent justice. Ils
demandent que leurs assassins soient jugés et condamnés, ils demandent que
leurs crimes soient dénoncés à la face du monde entier, ils nous commandent de
ne jamais oublier, de faire que nos enfants et les enfants de nos enfants
entretiennent à jamais leurs mémoires afin que pareille chose ne se reproduise
pas dans vingt ans, dans cent ans…
La pièce était trop petite pour cet homme
maigre et grand qui marchait de long en large en faisant de grands mouvements
avec ses bras, lui, si calme au début de l’entretien, laissait percer une
violente émotion.
— … Un Juif qui croit en Dieu et en son
peuple ne peut pas croire à la culpabilité collective du peuple allemand. Bien
sûr, il n’était pas totalement ignorant des atrocités qui se commettaient
derrière les barbelés des camps de la mort, mais par peur, par honte, il
préférait détourner ses regards devant les magasins juifs dévastés, leurs
voisins juifs emmenés, leurs enfants chassés des écoles, les croix gammées
salissant les vitrines juives…
— Tout ce que vous dites montre que les
Allemands savaient et vous soutenez que leur culpabilité n’est pas collective ?
— N’avons-nous pas souffert, nous
autres juifs, pendant des milliers d’années, parce que l’on nous accusait d’être
« collectivement coupables », tous, même les enfants à naître, de la
mort du Christ, des épidémies du Moyen-âge, du communisme, du capitalisme, des
guerres désastreuses et des traités de paix également désastreux ? Tous
les maux de l’humanité, de la peste à la bombe atomique, sont « la faute
des Juifs ». Nous sommes les éternels boucs émissaires. Nous savons bien, nous,
que nous ne sommes pas collectivement coupables ; alors comment
pourrions-nous accuser aucun autre peuple de l’être, quels que soient les
crimes commis par certains de ses enfants ? Cependant, je prie Dieu de me
donner la force de mener à bien la tâche que je me suis imposée ; qu’aucun
criminel ne se sente à l’abri, qu’il sache que partout où il se trouvera et ce
jusqu’à la fin de sa vie nous le traquerons afin qu’il réponde devant les
tribunaux de ses crimes contre l’humanité.
Épuisé, Wiesenthal se laissa tomber sur une
chaise. Sarah le regardait, bouleversée. Comment cet homme déchiré pouvait-il
parler de justice ? Elle éprouvait une admiration incrédule devant cette
confiance en la justice, devant ce courage d’homme tranquille. Rien
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