Noir Tango
son maquillage, elle murmurait en français cette fois :
— Quelle ignominie !… quelle
ignominie !
Elle avala d’un trait le verre d’alcool que
venait de lui apporter le serveur.
— Un autre, s’il vous plaît. Voulez-vous
boire quelque chose ? ajouta-t-elle en se tournant vers Léa.
— Excusez-moi, je ne comprends pas l’anglais.
— Ah ! vous êtes française ! C’est
une joie pour moi, dans cette horreur, de rencontrer une Française ici. Mais
vous êtes bien jeune pour assister à ce déballage de monstruosités. Voulez-vous
boire un autre verre, cela vous fera du bien. Moi qui déteste l’alcool, aujourd’hui
cela me réconforte. Alors ?
— Pourquoi pas.
— Deux cognacs… C’est mon premier
voyage en Europe depuis la guerre. Je me demande si j’ai bien fait d’accepter
de venir ici ; jamais en Argentine on ne voudra croire ce que je
raconterai. Oh ! je ne me suis pas présentée : Victoria Ocampo, de
Buenos Aires, je m’occupe de la revue Sur. Je suis ici grâce à
des amis anglais. Avant la guerre, je venais souvent en Europe, en France
surtout. La France est ma seconde patrie et sa littérature la première du monde…
Je suis incurable, pardonnez-moi, je ramène tout à la littérature. Peut-il y en
avoir encore après tout ça, après Hiroshima ?…
Elle se tut et Léa resta silencieuse.
Après un long moment, Victoria Ocampo reprit :
— N’avez-vous pas l’impression d’être à
un mauvais spectacle, le général Jodl ne vous fait-il pas penser à Laurel, Laurel
le maigre, comme si en remettant son casque, il disait à Hardy : « Laisse-moi
faire comme je veux, je vais remettre ce casque à ma façon. » Avez-vous
remarqué que ce procès est une affaire d’hommes seuls ? Depuis mon départ
de Londres à bord de mon Dakota vous êtes la première femme que je rencontre. À
première vue les femmes ne semblent guère utiles dans ce genre de sport… Le
complot hitlérien a été tramé par des hommes ; il n’y a aucune femme parmi
les accusés, est-ce une raison suffisante pour qu’il n’y en ait aucune parmi
les juges ? Puisque les verdicts prononcés auront des conséquences dans le
destin de l’Europe, n’aurait-il pas été équitable que des femmes figurent parmi
les jurés ? Se sont elles montrées si indignes lors du conflit ? (Another
cognac, please [9] )
Les deux femmes restèrent à nouveau
silencieuses.
Tout à leurs pensées, elles n’avaient pas
remarqué un groupe d’officiers français entrant dans la cafétéria. L’un deux s’approcha
de leur table et s’adressa à Léa :
— N’êtes-vous pas mademoiselle Delmas ?
— Oui.
— Je suis le lieutenant Labarrère. Je
suis ici avec le commandant Tavernier.
— François est là ? s’écria-t-elle
d’un ton si haut qu’elle en fut aussitôt gênée.
— Oui, mademoiselle, il fait partie de
la délégation française.
— Où est-il ?
— Nous l’attendons. Nous ferez-vous le
plaisir de l’attendre avec nous ?
Léa se tourna vers Victoria Ocampo qui lui
fit signe d’accepter. Les deux femmes se serrèrent la main et Léa, heureuse, suivit
le lieutenant qui lui présenta ses compagnons. Les jeunes gens s’assirent et
bavardèrent.
Sans s’être donné le mot, ils parlèrent de
tout, du prix des critiques attribué à Romain Gary pour L’ Éducation
européenne , du Goncourt à Jean-Louis Bory pour Mon village à l’heure
allemande , du Renaudot couronnant Le Mas Théotime d’Henri
Bosco, du dernier film de Danielle Darrieux, des quarante grammes de tabac par
mois auxquels les femmes allaient avoir droit, de l’assassinat d’un éditeur
parisien, de la reprise de la vie mondaine, des boîtes de jazz qui s’ouvraient
un peu partout, de tout, sauf du procès. Léa leur en fut reconnaissante.
— Nous sommes invités ce soir chez nos
camarades anglais pour fêter l’anniversaire de l’un d’eux. Ce serait épatant si
vous veniez avec nous.
La jeune femme accueillit la proposition
avec joie. Depuis son arrivée à Nuremberg, le climat n’était pas à la fête. Chaque
soir voyait les membres des délégations alliées rentrer à travers les ruines
dans les hôtels ou chez l’habitant comme assommés de ce qu’ils avaient vu ou
entendu. Une atmosphère de haine et de mort planait sur la ville sillonnée par
les MP aux casques blancs, distants et brutaux dès qu’on leur tenait tête.
— Tiens, voilà le commandant Tavernier.
Elle se
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