Noir Tango
place.
Depuis l’ouverture du procès, le 21 novembre
1945, par le procureur général américain Robert H. Jackson qui avait prononcé
en préambule : « Que quatre grandes nations victorieuses mais lésées
n’exercent point de vengeance envers leurs ennemis prisonniers, c’est là un des
tributs les plus importants qu’une puissance ait jamais payé à la raison »,
Léa n’avait cessé de se demander si elle n’était pas dans un univers de fous ou
dans un théâtre où se jouait une mauvaise pièce du boulevard du crime. Tout lui
semblait grand-guignolesque jusque dans l’exposé des horreurs et il lui
paraissait impossible que des acteurs aussi quelconques, aussi minables eussent
été capables de jouer le rôle qu’un nommé Hitler leur avait attribué. Deux ou
trois seulement lui semblaient à la hauteur de leur personnage : Goering
était le meilleur de tous, le plus fascinant ; on sentait qu’il prenait
plaisir à être là, en représentation. Sans cesse revenait à Léa cette question
obsédante : comment des gens aussi ordinaires avaient-ils pu être si près
de dominer le monde ? Par des tests pratiques, on savait que la plupart
des hommes jugés était d’une intelligence au-dessus de la moyenne, mais cela n’expliquait
pas qu’ils eussent pu faire partager leurs idées à l’ensemble du peuple
allemand. C’est ce que semblait suggérer le juge Jackson toujours dans sa
déclaration d’ouverture :
« Nous voudrions également préciser que
nous n’avons pas l’intention d’incriminer le peuple allemand tout entier. Nous
savons que le parti nazi n’est pas arrivé au pouvoir par le vote de la majorité
des Allemands. Nous savons qu’il a pris le pouvoir grâce à une alliance néfaste
des pires révolutionnaires nazis, des réactionnaires allemands les plus
effrénés et des militaristes allemands les plus agressifs. Si le peuple
allemand avait accepté de plein gré le programme nazi, le parti n’aurait pas eu
besoin, au début, des troupes d’assaut ni, par la suite, de camps de
concentration, ni de la Gestapo. Ces deux institutions furent créées aussitôt
que les nazis eurent pris le contrôle de l’État allemand. Ce n’est qu’après que
ces innovations criminelles eurent fait leurs preuves en Allemagne qu’elles
furent utilisées à l’étranger. Le peuple allemand doit savoir que, désormais, le
peuple des États-Unis n’a pour lui ni peur ni haine. Il est vrai que les
Allemands nous ont appris les horreurs de la guerre moderne. »
Léa n’était pas d’accord avec ce discours, elle
était convaincue, et d’autres avec elle, que l’Allemagne tout entière portait
la responsabilité de ces crimes pour lesquels quelques-uns seulement étaient
jugés.
Attablée à la cafétéria du palais, elle
tentait de surmonter son écœurement en buvant un verre de cognac. C’en était
trop, dès ce soir elle télégraphierait à madame de Peyerimhoff pour lui donner
sa démission. La musique douce, diffusée en permanence, lui tapait sur les
nerfs. Croyaient-ils, les organisateurs, qu’un peu de musique pouvait calmer
les bouffées de haine que toutes les personnes présentes au procès des
principaux criminels de guerre nazis, secrétaires, avocats, traducteurs, police
militaire, éprouvaient devant les témoignages des bourreaux et des victimes ?
Beaucoup ne comprenaient pas le pourquoi d’un tel procès : ces salauds n’en
méritaient pas tant ! Coupables, ils l’étaient, tous, on le savait : Russes,
Américains, Anglais, Français étaient d’accord sur ce point. Alors, pourquoi se
donner des justifications pour les pendre ou les fusiller ? Léa était de
cet avis. Ce procès ne servait qu’à conforter la haine des vaincus. Rien ne
pourrait faire que l’Allemagne entière ne porte la responsabilité du massacre
de millions de juifs, de tziganes, de russes, de communistes, de résistants, de
femmes et d’enfants : massacres délibérés, génocide programmé. Comment
imaginer que sans la complicité d’un peuple tout entier de telles horreurs
eussent été possibles ?
— Un cognac, s’il
vous plaît, dit en anglais une voix féminine.
Près d’elle venait de s’asseoir une grande
et belle femme brune, vêtue d’un tailleur gris clair, portant au cou un foulard
de soie. Léa se souvint l’avoir déjà vue au tribunal. Une des rares femmes
présentes au procès. Assise, accablée, ses mains triturant son mouchoir, très
pâle malgré
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