Noir Tango
qui s’arrêtait parfois pendant plusieurs heures. À leur
arrivée, après de minutieux contrôles d’identité, ils se précipitèrent, affamés,
sur un marchand ambulant de boissons chaudes et de saucisses. Leur fringale
calmée, ils demandèrent au marchand s’il y avait une possibilité de loger dans
la ville. Il leva les bras au ciel mais leur souffla à l’oreille que sa sœur
pourrait peut-être les dépanner, moyennant un loyer honnête.
Le loyer honnête s’avéra coûter le prix d’une
suite dans un palace parisien. Mais la chambre avait deux lits, un lavabo
derrière un paravent et un poêle ; le comble du luxe en ces temps
difficiles. Après une rapide toilette, ils se rendirent au Comité juif de Linz
récemment organisé. Une foule d’hommes et de femmes aux visages maigres et
pâles d’où ressortait le brun des cernes de leurs yeux, vêtus de pauvres
vêtements trop grands ou trop petits, se pressait dans les deux pièces et sur
le seuil du bureau du Comité pour consulter les listes des survivants. Cris, rires,
pleurs, embrassades, imprécations, injures… Sarah assourdie par le bruit, bousculée,
sortit. Elle s’appuya contre le mur et alluma une cigarette. Des mains se
tendirent auxquelles elle abandonna son paquet. Un turban de laine cachait son
crâne chauve, son manteau de gabardine était d’une bonne coupe, ses chaussures
et son sac de vrai cuir. Ceux qui entraient la dévisageaient, les femmes
surtout. Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite qu’un
homme, très grand, très maigre, s’était arrêté devant elle.
— Puis-je vous être utile, madame ?
Elle releva la tête et fut saisie par le
regard de son interlocuteur, un regard intense, profond, inquisiteur, qui semblait
lire en elle, un regard bon mais triste, immensément triste.
— Merci, monsieur, je ne crois pas. Mon
cousin est à l’intérieur.
— Vous recherchez des parents, des amis ?
— Moi, je ne recherche rien, mon père
et mon mari sont morts. Toute ma famille a disparu sauf mon cousin Samuel qui
lui espère encore retrouver les siens.
— Il a raison d’espérer, l’espoir fait
vivre. Certains arrivent à se retrouver.
Sarah répondit par un ricanement.
Au même moment, Samuel dégringola les
marches le visage couvert de larmes, un sourire radieux aux lèvres traînant
derrière lui un tout jeune homme d’une effrayante maigreur.
« Il est devenu fou », pensa Sarah.
— Daniel… j’ai retrouvé Daniel, mon
petit frère… Dieu est bon, Sarah… mon petit frère !…
Dieu est bon !…, où allait-il chercher
ça lui, le brillant avocat athée ! Elle sentait monter en elle une froide
colère. Son regard croisa celui du garçon, elle y lut la même colère.
— Vous voyez bien qu’il ne faut pas
désespérer, dit l’inconnu.
— Oui, sans doute, dit-elle sèchement.
Samuel venait vers eux sans lâcher son frère.
— Daniel, tu ne la connais pas, c’est
notre cousine Sarah Mulstein, embrasse-la.
Ils s’embrassèrent sous l’œil attentif de l’étranger.
— Simon, dépêche-toi, on a besoin de
toi, lui dit une femme sortant du bureau.
— J’arrive. Au revoir et bonne chance.
Sarah l’arrêta.
— Excusez-moi, connaissez-vous le
responsable du Comité ?
— C’est moi.
— J’aimerais vous parler, c’est
important. Quand pourrais-je vous voir ?
— Venez ce soir chez moi dans la
Landstrasse vers huit heures.
— Merci. Mon nom est Sarah Mulstein.
— Moi, c’est Simon Wiesenthal.
Pendant le déjeuner, Daniel raconta
brièvement, froidement, sans détails, son arrestation et celle de leurs parents.
Leur arrivée au camp où les grands-parents avaient été immédiatement gazés. Un
jour, leur mère et leurs sœurs avaient disparu, pour Ravensbrück, croyait-il. Quant
à leur père, il était mort d’épuisement dans ses bras.
Il avait un peu plus de dix-huit ans, il
parlait d’un ton détaché, sans émotion apparente. Sarah avait éprouvé une
attirance immédiate en le voyant mais lui s’était méfié de cette femme trop
belle malgré les marques de ses joues, trop élégante lui semblait-il. Ce ne fut
que plus tard, quand elle retira son turban et qu’elle lui montra le tatouage
de son bras, qu’il cessa d’être sur la défensive et se jeta contre elle en
pleurant. Là, pendant quelques instants, il s’abandonna comme un petit enfant
sur le sein de sa mère. De ce jour naquit entre eux un sentiment de
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