Noir Tango
de ce qu’il
avait vu et vécu n’avait pu ébranler ni tuer en lui cette croyance en l’homme.
L’atmosphère de la petite pièce était
chargée d’une telle émotion qu’ils restèrent longtemps l’un et l’autre plongés
dans leurs pensées. Sarah réagit la première.
— Monsieur, je vous admire mais je ne
peux pas vous suivre. Je sais que je ne pourrai vivre si je ne me venge pas non
seulement du mal que l’on m’a fait mais de celui fait aux autres. Je sais que
vous avez des listes de criminels, de témoignages que vous avez transmis à
Nuremberg pour la préparation des procès. Moi, ce que je vous demande, ce sont
les noms de ceux de Ravensbrück.
— Ces noms sont entre les mains des
autorités alliées. Ces gens seront jugés et punis en fonction de leurs crimes. Vous
n’êtes pas la première et vous ne serez pas la dernière à venir me faire cette
demande. Nous, les victimes, nous devons accepter de déléguer notre volonté de
vengeance aux tribunaux et de respecter leur jugement quel qu’il soit. Nous, juifs,
ne nous comportons pas comme des nazis qui ont tué des hommes parce qu’ils
pensaient en avoir le droit. En les tuant sans jugement vous agiriez comme eux.
— Non ! jamais je ne croirai cela !
Jamais ! Je ne peux pas attendre sinon ils se fondront dans la masse « innocente ».
J’ai vu il y a quelques jours deux des monstres de Ravensbrück en uniforme de
la Croix-Rouge. Je vous jure que je vais mettre tout en œuvre pour les retrouver
et les tuer car seule la mort peut empêcher cette vermine-là de propager l’épidémie
nazie.
— Vous n’en retirerez que de nouvelles
souffrances.
— Qu’importe. J’ai perdu mon âme là-bas.
Vous, vous avez toujours la vôtre… C’est toute la différence.
Sarah sortit sans un mot d’adieu. Sur sa
chaise, Simon Wiesenthal pleurait.
5.
Léa était sortie de la salle d’audience
surchauffée du palais de justice de Nuremberg, bouleversée et nauséeuse. Elle n’en
pouvait plus de cette longue énumération d’atrocités, et les films que l’on
venait de présenter sur les camps de concentration de Dachau et de Buchenval
avaient eu raison de sa résistance. Pendant la projection, casque sur la tête
pour comprendre les interventions en anglais, elle avait regardé, examiné, fascinée,
les accusés. Un silence inouï pesait sur l’assistance. Cramponné à son siège, Hans
Fritzsche, chef de la propagande radiophonique, observait les atroces images
avec un air de grande souffrance ; Hjalmar Schacht, président de la
Reichbank, la tête obstinément baissée, refusait de voir l’écran ; Hans
Frank, ancien avocat, gouverneur général de Pologne, pleurait en se rongeant
les ongles ou cachait ses yeux de ses mains ; Franz von Papen, chancelier
du Reich, se tenait très droit, figé ; Baldur von Schirach, protecteur de
Bohème et de Moravie, chef des Jeunesses hitlériennes, au beau visage pâle et
grave, regardait très attentivement, haletant parfois ; Rudolf Hess, aux
yeux de fou, frileusement enveloppé dans un plaid, semblait se demander où il
était ; Albert Speer, ministre de l’Armement, était de plus en plus triste ;
l’amiral Doenitz s’agitait, la tête le plus souvent basse ; Hermann Goering,
maréchal du Reich, appuyé à la balustrade, jetait de temps à autre autour de
lui un regard découragé ; Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires
étrangères, portait des mains tremblantes à son front ; Julius Streicher, directeur
du journal Der Stürmer , était immobile, sans
émotion apparente ; Alfred Rosenberg, philosophe des doctrines nazies, pilleur
des objets d’art européens, s’agitait en tout sens ; Ernest Kalten Brunner,
chef de la sûreté de Himmler, semblait s’ennuyer ; le général Alfred Jodl,
très raide, avait l’air plus prussien que jamais ; le maréchal Wilhelm
Keitel, également très raide, se détournait parfois ; Arthur Seyss-Inquart,
chancelier d’Autriche, essuyait ses lunettes d’un air impassible ; Constantin
von Neurath, ministre des Affaires étrangères, avait la plupart du temps les
yeux baissés ; Wilhelm Frick, ministre de l’Intérieur, secouait la tête
comme pour chasser une mouche ; Walter Funk, ministre de l’Économie, sanglotait ;
Fritz Sauckel, chef de recrutement du travail forcé, la bouche ouverte comme s’il
manquait d’air, ne cessait de s’éponger le visage ; quant à l’amiral Erich
Raeder, il était cloué sur
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