Noir Tango
l’emportèrent. Il était submergé par un sentiment de honte devant ce que
des hommes avaient fait endurer à d’autres hommes. Il avait vu les révoltants
massacres de la guerre d’Espagne, les enfants et les femmes mitraillés sur les
routes, les tortures infligées aux résistants, les villes bombardées, des mères
folles de douleur près du cadavre de leur enfant, des orphelins errant parmi
les ruines et cela avait renforcé chez lui le désir de paix, fait sentir la
nécessité du rapprochement des peuples mais là, face à cette femme à jamais
détruite, il avait senti monter en lui une haine qu’il n’avait jamais éprouvée
durant toute la guerre. Lui qui avait tenté de s’opposer au désir de vengeance
de Sarah, il était prêt à l’aider dans son combat. Comme elle, il pensa que ne
pouvaient pas rester impunis ces crimes inouïs, ces criminels arrogants qui, pour
la plupart, avaient fait plus qu’assassiner : ils avaient abîmé, sali, méprisé,
déshonoré leurs victimes. Tuer, il l’avait fait, il pouvait comprendre ; humilier,
jamais. Lui qui pensait avoir fait le tour de bien des choses, que certains
considéraient comme cynique, qui aimait les jouissances de la vie, disait ne
plus croire en rien, mais rêvait de temps en temps à un bonheur calme et
tranquille avec Léa pour compagne, lui donc, épousa, bien que convaincu de la
stupidité pour un homme comme lui de se lancer dans une vengeance qui n’était
pas la sienne, la cause de Sarah, avec toute la force qu’il avait mise au
service des républicains espagnols, de la résistance française et maintenant de
la recherche, officiellement, des personnes déplacées.
Il accepta de rencontrer, chez Sarah, Samuel
et Daniel Zederman et deux de leurs amis, juifs également : Amos Dayan de
Lublin en Pologne, ancien du groupe Nakam, et Uri Ben Zohar de Palestine, ancien
combattant dans la Brigade juive.
— Je vous présente à tous François
Tavernier dont je vous ai parlé à maintes reprises. Il accepte de se joindre à
nous si, bien entendu, aucun de vous n’y fait objection.
Ben Zohar s’avança, la main tendue.
— Bonjour, je suis ravi de vous revoir
ici, dit-il en anglais.
Devant l’air étonné de Tavernier qui serrait
la main tendue, il continua :
— J’étais à Tarvisio chez Ismaël Karmir
quand vous êtes venu.
— C’est vrai, maintenant je vous
reconnais. Vous n’aviez pas de moustaches à l’époque.
— C’est exact, fit Uri en caressant une
superbe moustache rousse qui lui donnait l’air d’un officier britannique.
— Comment ? vous vous connaissez !…
Le monde est décidément bien petit, dit Sarah en allumant une cigarette.
Amos Dayan s’approcha, tendit la main à
Tavernier et dit dans un anglais hésitant :
— Soyez le bienvenu parmi nous.
Samuel et Daniel Zederman s’avancèrent à
leur tour.
— Je sais le rôle important que vous
avez eu dans la résistance française et auprès du général de Gaulle et les
liens qui vous attachent à ma cousine. Au poste que vous occupez, vous pouvez
nous être très utile dans la découverte des criminels nazis. Merci de vous
joindre à nous, dit Samuel.
Daniel salua sans rien dire. Sarah leur fit
signe de s’asseoir et dit à Tavernier :
— Tous ici savent qui vous êtes et ce
que vous avez fait. À part moi, vous ne connaissez aucun d’entre nous. Si vous
devez combattre à nos côtés, il est normal que vous sachiez qui sont vos futurs
compagnons… En règle générale, nous sommes plutôt discrets sur nos actions, mais
s’agissant de vous et compte tenu de ce que vous êtes, je vais vous dire
brièvement ce que sont et ce qu’ont fait nos quatre amis jusqu’à aujourd’hui. Je
vais commencer par mon cousin Samuel, avocat reconnu avant la guerre. Les
mesures anti-juives l’ont forcé à arrêter son métier. Avec des amis sûrs, il a
fondé un journal clandestin en hébreu, destiné à informer la communauté de ce
qu’était réellement le nazisme. Au bout d’une dizaine de numéros, il a été
dénoncé. Quand la Gestapo est venue l’arrêter, il était absent. Après les avoir
frappés, les policiers ont emmené son père, sa mère, ses sœurs et son jeune
frère Daniel. Tous, à l’exception de Daniel, sont morts en déportation. Samuel
a vécu deux ans caché dans une cave par sa maîtresse qui n’était pas juive. Ils
ont eu un enfant qui est mort à la naissance. Un jour sa femme n’est pas
revenue, tuée
Weitere Kostenlose Bücher