Noir Tango
solidement les jambes de l’enfant qui
criait de joie, Jean partit au galop.
— Il va le faire tomber, s’écria
Françoise mi-inquiète, mi-rieuse.
— Ne vous inquiétez pas, c’est un bon
cheval, dit Lebrun.
De la maison, bâtie sur une hauteur, ils
apercevaient la plage au-delà des dunes, déserte, encore encombrée des débris
de la guerre sur lesquels semblaient veiller les blockhaus du mur de l’Atlantique.
— Et s’il y avait encore des mines, murmura
la jeune femme en s’élançant pour rejoindre son fils.
Alain la retint.
— Ne craignez rien, les démineurs ont
fait leur travail et l’accès de la plage a été autorisé.
— Ils ont pu en oublier… Ne souriez pas,
il y a bien des obus de la guerre de 14 qui continuent à exploser.
— C’est vrai, mais là le déminage a été
fait centimètre par centimètre. D’ailleurs des prisonniers allemands l’ont payé
de leur vie.
— Je sais, fit-elle d’un ton
mélancolique.
Aussitôt, il se reprocha d’avoir évoqué les
prisonniers allemands, cela ne pouvait que lui être désagréable. Mais Françoise
s’en était allée vers la voiture et retirait les provisions du coffre.
— Venez m’aider… Je ne sais pas ce que
Ruth a mis dans ce panier, il pèse une tonne.
En silence, ils portèrent les victuailles
sur une table de jardin rouillée.
Comme à chaque fois qu’elle revoyait la mer,
Léa retrouvait ses impressions d’enfant : c’était le même émerveillement, le
même désir d’aller au-delà de l’horizon voir si la mer continuait ou si elle
tombait dans le vide. Longtemps, elle avait cru qu’au bout, il y avait d’immenses
chutes plus grandes encore que celles du Niagara qu’elle avait vues à l’âge de
six ou sept ans dans un documentaire dans le cinéma de Langon et qui l’avaient
beaucoup impressionnée. Tout en courant, elle passa sa légère robe de rayonne
par-dessus sa tête, fit sauter ses espadrilles, laissant le tout glisser sur le
sable.
Jean se retrouva six ans en arrière, sur la
même plage, regardant la même jeune fille, vêtue du même maillot de bains bleu
marine… La même ?… non sans doute… plus mince, plus femme, plus belle
encore ! Il eut un pincement au cœur. Il y a six ans, lui et son frère
Raoul la regardaient ensemble, émus et épris… Comme il y a six ans, elle
paraissait inaccessible.
— Veux descendre !
Tout à sa contemplation, il avait oublié
Pierre gesticulant sur ses épaules. Il le souleva et le posa à terre avec
douceur. Le petit détala vers Charles en poussant des cris. Les deux enfants se
heurtèrent et roulèrent sur le sable avec des piaillements de plaisir. Aidés
par Jean, ils se déshabillèrent. A son tour, il retira ses vêtements puis, prenant
les enfants par la main, les entraîna vers la mer en appelant Léa qui s’éloignait
vers le large d’un crawl rapide.
Assise au pied d’un
pin, le dos appuyé contre la rugueuse écorce, Françoise regardait l’horizon, l’air
détendu. Pour la première fois depuis longtemps, elle éprouvait une sorte de
bien-être à la fois physique et moral et pensait à Otto sans ressentir cette
souffrance qui la laissait sans forces, désemparée. Étaient-ce les rires, les
cris joyeux de son fils qui lui parvenaient portés par le vent, ou la douceur
de l’été commençant, ou bien la présence de cet homme simple et silencieux dont
elle avait deviné l’amour ?… La vie pouvait donc encore être bonne ?…
Depuis ce jour où elle avait senti le froid de la tondeuse, Françoise n’avait
pas versé une larme ; l’annonce de la mort de son amant avait laissé ses
yeux secs. « Je pleure en dedans », pensait-elle. Cette douleur aride
n’en était que plus insupportable. Et voilà qu’elle sentait couler sur sa joue
une chaleur humide qui glissait lentement, inexorablement, comme une eau trop
longtemps contenue qui se libérait enfin.
Debout, non loin d’elle, Alain Lebrun
contemplait ces pleurs qui semblaient laver le visage de la femme qu’il aimait
et lui rendre la fraîcheur de l’enfance. Il retint l’élan qui le poussait vers
elle, sachant, avec cette délicatesse naturelle aux amoureux, qu’il fallait la
laisser aller seule au bout de son chagrin.
10.
À son retour d’Amérique du Sud, François
Tavernier revit Sarah Mulstein. Après avoir écouté, bouleversé d’horreur, le
récit qu’elle lui fit de ce qu’elle avait subi en déportation, la pitié et la
colère
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