Noir Tango
railler.
— Mais Lebrun, vous vous méprenez, je
ne me moque pas de vous, je ris parce que c’est à moi et non à Françoise que
vous venez faire votre déclaration. Comment puis-je vous répondre à sa place ?
Ma sœur ne me fait pas ses confidences.
— Sans doute, mais à votre avis, ai-je
une chance qu’elle m’écoute seulement ?
Qu’il était attendrissant, debout, gauche, ne
sachant pas quoi faire de son corps. Léa le fit se rasseoir en souriant.
— Je serais très heureuse, Alain, que
vous deveniez mon beau-frère et je pense que pour Françoise ce serait
merveilleux d’avoir un mari comme vous. Vous savez l’essentiel de sa vie et
cela n’est pas un obstacle pour vous ; mais c’en est peut-être un pour
elle. Lui en avez-vous parlé ?
— Non, je comptais le faire mais depuis
la foire de Duras, elle m’évite. Accepteriez-vous ?…
— Surtout pas, je connais Françoise, elle
prendrait très mal une intervention de ma part. Tout ce que je peux faire c’est
provoquer une rencontre en tête à tête.
— Vous feriez cela ?
— Ce n’est rien, dit Léa en haussant
les épaules, je ferai tout ce que je peux pour redonner à Françoise le goût de
vivre.
— Merci, mademoiselle, de mon côté je
ferai tout pour les rendre heureux, elle et son petit.
— Vous me remercierez après. Laissez-moi
réfléchir. Dès que j’ai une idée, je vous en parle.
— Faites vite, ajouta-t-il en prenant
congé.
Après son départ, Léa s’appuya, songeuse, contre
la fenêtre ouverte, laissant errer son regard sur la prairie qui descendait
doucement vers les vieux peupliers surplombant la route de Saint-Macaire. Une
brise tiède courbait la cime des arbres et faisait onduler l’herbe haute. Tout
était si calme, tellement à sa place, immuable en quelque sorte. Léa savait
tout cela trompeur, illusoire : cette brise pouvait devenir tempête, ce
calme, fracas. Elle savait aussi qu’elle devait préserver ces apparences. Quelque
chose comme un instinct de survie lui disait de tout faire pour favoriser les
desseins de Lebrun, non seulement pour le bonheur de sa sœur mais pour le sien,
pour sa tranquillité, pour sa liberté. Tous, à Montillac, avaient tendance à s’en
remettre à elle, tant pour la gestion de la propriété que pour le choix du
tissu d’une robe, de la vigne à arracher, des arbres à replanter comme du menu
du dîner. Elle avait vaguement envie de déposer sa charge entre d’autres mains ;
Alain Lebrun lui semblait tout indiqué. Bien sûr, la famille bordelaise ne
verrait pas d’un très bon œil ce modeste parti, mais au point où en étaient
leurs relations, cela n’avait aucune importance. Léa croyait entendre ses
cousines ricanantes dire que dans la situation de Françoise, un mariage était
inespéré et que de toute façon aucun homme de leur monde n’aurait voulu d’une
femme avec un tel passé et, de plus, encombrée d’un bâtard. Le plus difficile
était de convaincre sa sœur. Elle savait le souvenir d’Otto toujours présent à
son cœur, mais il y avait le petit Pierre qui, en grandissant, aurait besoin d’un
père. Une nouvelle fois, elle fut agacée par l’absence de François Tavernier. Lui
saurait ce qu’il convenait de faire.
Jean Lefèvre avait
repris ses habitudes d’avant la guerre ; chaque fin de journée, il venait
à Montillac. Tous le voyaient arriver avec plaisir. Souvent il restait à dîner
et passait la soirée avec ses amis. Quelquefois il venait avec sa mère, que les
demoiselles de Montpleynet s’efforçaient à distraire. À chacune de ses visites,
la pauvre femme ne manquait jamais de s’arrêter quelques instants devant l’endroit
où avait reposé Raoul.
Sans vraiment s’en rendre compte, Léa avait
repris avec son ami ses mines de coquette, oubliant qu’elle n’était plus une
gamine ni lui un homme sans expérience. Jamais ils n’avaient reparlé de cette
nuit à Morizès où les deux frères l’avaient aimée. Dans le souvenir de chacun
elle était cependant présente ; une fête des sens à la fois tendre et
folle, sans conséquences pour Léa ; pour Jean celui d’un profond trouble
accompagné d’un sentiment de culpabilité et de remords. Il avait un peu perdu
cette gaieté et cette désinvolture qui faisaient son charme et séduisaient
autrefois Léa. Ses nouvelles responsabilités, le chagrin de sa mère, les
souffrances endurées, la perte de son frère, lui donnaient un sérieux qui
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