Noir Tango
Joyce, avait accueilli François
Tavernier avec reconnaissance dans sa librairie de la rue de l’Odéon :
— Grâce à nos amis argentins, nous
allons pouvoir approvisionner nos écrivains qui disent ne rien pouvoir faire
sans leur dose quotidienne de café.
Devant l’étonnement de son interlocuteur, elle
avait poursuivi en riant :
— Eh oui, la librairie s’est
transformée en épicerie. Que voulez-vous, les nourritures de l’âme ne sont pas
suffisantes à nos gens de lettres. Nous faisons les distributions tous les
jours de 14 à 18 heures, sauf le dimanche.
— Que faut-il faire pour obtenir cette
aide alimentaire ?
— Être écrivain fréquentant ou non la
librairie. Nous faisons parvenir aux intéressés des prospectus conçus par
Gisèle qui donnent à nos intellectuels la date des envois. Tenez, regardez les
bons signés par les destinataires.
François Tavernier avait lu : « Jean-Paul
Sartre : un kilo de café vert, un saucisson, une boîte d’huile, un kilo de
fruits secs ; Jean Cocteau : trois kilos de café vert, un pain de
confiture de lait, un kilo de fruits secs ; Henri Michaux ; un kilo
de café vert, une livre de thé, dix tablettes de chocolat, trois kilos de lait
condensé, trois pots extra de viande, un jambon, trois pains de confiture de
lait ; André Breton : un kilo de café vert, deux saucissons, une
boîte d’huile, un kilo de fruits secs, un pain de confiture de lait ; Albert
Camus : deux kilos de café vert, deux bandolas , une boîte d’huile, un
pain de confiture de lait. » Plus ému qu’il ne voulait le paraître, François
posa les bons, marqués d’un bonnet phrygien sous lequel deux mains se serraient,
sur le comptoir encombré.
Adrienne Monnier avait remarqué son émotion
et c’est avec un bon sourire qu’elle lui avait dit :
— Eh oui, mon cher monsieur, nous ne
sommes que de pauvres créatures. Revenez quand vous voudrez, vous serez
toujours le bienvenu.
Introduit dans les milieux péronistes comme
dans ceux del’ intelligentsia argentine, il avait une position
idéale pour aider Sarah et ses amis dans leur mission. Était-il bien nécessaire
pour autant d’épouser sa belle amie juive ? Il en doutait et cependant… Fallait-il,
pour apaiser leur soif de vengeance, sacrifier son amour pour Léa ?
Pour se changer les idées, il accepta l’invitation
de Laure à venir écouter du jazz au « Lorientais » où jouaient
un clarinettiste aux cheveux en brosse, l’air d’un bûcheron canadien dans sa chemise
écossaise, Claude Luter et un trompettiste long et maigre, Boris Vian,
11.
20 juillet 1946
Ma chérie,
Je suis à Paris depuis quelques jours. Le
téléphone est encore incertain dans ce pays et les opératrices n’ont guère
pitié des amoureux. Il ne me reste que la plume pour te dire que tu me manques
terriblement et que je viendrai dans le courant de la semaine avec Laure que j’ai
rencontrée avant-hier. Ta petite sœur compte se servir de moi pour éviter un
trop long séjour à Montillac… De toi, elle n’a que la chevelure, et c’est
dommage !
J’ai revu Sarah. J’ai compris ta réaction
quand elle m’a raconté son supplice, et, cependant, elle ne t’a pas tout dit. Tu
ne dois pas rester là-dessus ; tu as suffisamment souffert toi-même pour
la comprendre. Vous êtes assez semblables sur bien des points. La différence
est que toi tu n’as pas été au bout de l’horreur… Il faut que tu saches que
Sarah ne sera plus jamais une femme « normale ». Quoi que nous
fassions, nous ne pourrons jamais réparer l’irréparable ; mais nous
pouvons l’aider. Je te demande de me permettre de venir à Montillac avec elle, elle
le souhaite vivement. Si tu refuses, je comprendrai.
Mais je te connais, tu es généreuse et tu aimes Sarah. Je pars tout à l’heure
pour Londres ; j’y resterai deux jours. Téléphone à Laure ou
télégraphie-lui pour donner ta réponse. J’ai hâte de te revoir, de te serrer
dans mes bras, de voir tes yeux se refermer sur ton plaisir.
Petite fille, je voudrais que tu sois
sûre d’une chose, d’une seule : je t’aime. Ne l’oublie jamais. L’avenir
peut nous réserver des surprises, ne pas être celui dont nous aurions rêvé. Je
sais cependant que tu es la seule, tu entends bien, LA SEULE, auprès de qui je
voudrais vivre, entouré, pourquoi pas ? d’enfants qui te ressemblent,
François.
Le cœur de Léa
avait bondi quand elle avait reconnu l’écriture
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