Noir Tango
ce mot.
Héritier d’une riche famille de soyeux
lyonnais, il s’était brouillé avec elle à la suite de son engagement auprès des
républicains espagnols. Seul un de ses oncles, gérant de sa fortune, avait
conservé avec lui des rapports distants, mais nécessaires du fait des affaires
existant entre eux. Scrupuleusement honnête, Albert Tavernier avait non
seulement conservé, mais fait fructifier la fortune de son neveu sans se
compromettre dans la collaboration, ce qui était loin d’être le cas des autres
membres de la famille. Sans l’intervention de « la brebis galeuse », certains
se seraient retrouvés en prison à la Libération.
Bien que perdu dans ses pensées, il
enregistrait machinalement ce qui se passait autour de lui ; à son
approche, une vague silhouette masculine se rejeta derrière un des piliers des
arcades. Immédiatement, en habitué du combat clandestin, il fut sur ses gardes,
ses mains à la recherche d’une arme. Ce geste le fit sourire : on n’était
plus en guerre, son fidèle Walther avait rejoint son arsenal privé. Sur ses
gardes, il continua son chemin. En ouvrant sa voiture, il jeta un regard
circulaire… il avait dû rêver ; à part de rares passants se dirigeant vers
la rue de Rivoli, il n’y avait personne.
Il régnait à l’intérieur du véhicule une
chaleur caniculaire. Tavernier desserra le nœud de sa cravate et déboutonna le
col de sa chemise. Il roula lentement jusqu’à la rue de l’Université, sûr de n’être
pas suivi. Les travaux qu’il avait commandés se déroulaient normalement ; tout
serait, comme prévu, terminé à l’automne. À ce moment-là, il verrait si Léa
voulait l’épouser.
Avec colère, il serra les mâchoires en se
rappelant la proposition saugrenue de Sarah ; s’il devait se marier, ce
serait avec Léa et avec personne d’autre… Cependant, Sarah n’avait pas tort de
penser qu’elle serait plus à même de s’introduire dans la société argentine en
étant femme de diplomate ; c’était un poste d’observation idéal pour
savoir ce que devenaient les nazis en fuite accueillis dans le pays. Il l’imaginait
très bien se liant d’amitié avec cette actrice de vingt-six ans que le nouveau
président argentin venait d’épouser, Eva Duarte. Que Juan Domingo Perón était
fasciné par Benito Mussolini et un habitué des cercles pro-nazis n’était un
secret pour personne et élu grâce aux cabezitas negras [16] … Fort de l’appui d’une partie de la classe
ouvrière et de l’armée, le « chef », élu président de la République
par cinquante-six pour cent des voix, allait faire de son pays une grande
puissance mondiale ; malgré l’opposition des communistes et de l’aristocratie,
son pouvoir semblait établi pour longtemps. En tant qu’envoyé du gouvernement
français, François Tavernier avait été présenté au couple présidentiel. Il
avait eu du mal à retenir un sourire amusé en baisant la main de la femme du
président, belle fausse blonde, au visage trop maquillé et vêtue d’une robe de
petite fille qui surprenait sur une femme de vingt-six ans. En minaudant, Eva Perón
lui avait fait visiter le parc de la résidence présidentielle, s’extasiant sur
les fleurs qu’elle disait aimer passionnément. Quant à son époux, le général Perón,
il lui avait dit qu’il serait toujours le bienvenu. Le soir du même jour, à un
dîner chez la directrice de la revue littéraire Sur, Victoria
Ocampo, la conversation n’avait tourné qu’autour de la belle Eva et de la façon
dont elle avait mis la main sur ce balourd de Juan Perón que certaines dames
présentes qualifiaient cependant de muy macho . Victoria Ocampo, une
grande et belle femme d’une cinquantaine d’années, égérie des milieux
littéraires argentins, réputée « mangeuse d’hommes », maîtresse ou
amie des plus grands écrivains de son temps, francophile invétérée, s’était
prise d’une profonde sympathie pour ce Français qui traînait dans son sillage
comme un parfum d’aventures. Au moment de son départ pour Paris, elle lui avait
confié le papier, les rubans de machines à écrire, le café, le sucré ainsi que
les fonds réunis par Gisèle Freund pour le comité de Solidaridad
con los escrivatores franceces , destinés à Adrienne Monnier – laquelle avait accepté de
servir d’intermédiaire entre les écrivains français et ce comité. La grande
libraire, éditeur de l’Ulysse de James
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