Noir Tango
Sarah buvait un naranja
bilz en attendant Léa. Elle la vit entrer et lui fit signe de la main. Les
deux amies s’embrassèrent.
— Tu as l’air fatigué, dit Sarah. Tu as
mal dormi ?
— Oui. Je n’ai pas fermé l’œil de la
nuit. Je suis inquiète.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, j’ai une curieuse
impression… l’impression d’être observée, épiée.
— C’est normal, tu dois l’être. Tout
étranger fait ici l’objet de contrôles de police. Attends-toi à être interrogée.
— Tu l’as été, toi ?
— Discrètement. Je suis femme de
diplomate et ils tiennent à donner une bonne image de leur pays, mais la police
est très présente, partout. Tu dois donner le sentiment d’être une jeune femme
insouciante, sans aucun problème, occupée uniquement de toilettes, de bijoux, de
sorties. Ils ont un tel mépris des femmes qu’ils ne peuvent pas les imaginer
autrement, conforte-les dans cette idée, c’est le meilleur moyen pour qu’ils te
laissent tranquille. Plus tu seras coquette, futile, mieux cela vaudra.
— Je suivrai ton conseil. Où est
François ?
— Il est parti pour Montevideo.
— Pour longtemps ?
— Jusqu’à la fin de la semaine. Il m’a
chargée de m’occuper de toi.
— C’est trop aimable à lui.
— Ne le prends pas comme ça. Viens, je
t’emmène déjeuner dans un endroit à la mode, l’« Odeon » : on y
rencontre des comédiens, des journalistes, des écrivains et des gens moins
recommandables. Après, nous irons chez « Harrods » et chez « Gath
y Chaves » voir des robes.
À l’« Odeon », Sarah fut
accueillie en habituée.
— Voici votre table, madame Tavernier.
— Merci, Mario.
Tout le long du déjeuner Léa admira la comédie
jouée par Sarah ; riant fort, parlant haut : la parfaite idiote, pensait
Léa qui avait bien du mal à garder son sérieux. Se piquant au jeu, elle lui
donna la réplique.
— Tu as remarqué la robe de la señora Perón ?… quelle élégance !… et la robe de la mariée ?… un peu
trop de volants peut-être… et cette lavallière !… ridicule, non ?… on
ne verrait pas ça à Paris… Ton chapeau est charmant… comment trouves-tu le mien ?
c’est une création de Gilbert Orcel… chou, n’est-ce pas ?…
— Tu ne crois pas que tu en fais un peu
trop ? chuchota Sarah.
— Je ne crois pas, vois comme nous
regardent les hommes, l’air ravi et les femmes, l’air pincé ?… Qui
salues-tu ?
— Une actrice, Fanny Navarro, et un
acteur, Narciso Ibanez Menta.
— Comment fais-tu pour connaître tous ces
gens ?… Ne te retourne pas.
— Qu’y a-t-il ?
— Tu m’avais bien dit que Daniel et
Amos étaient à Cordoba ?
— Oui.
— Ils viennent de s’installer à une
table près de la porte.
— Tu es sûre ?
— Tout ce qu’il y a de plus sûre.
— Surtout, fais semblant de ne pas les
voir, nous sommes censés ne pas nous connaître. S’ils sont ici, c’est qu’il y a
du nouveau. Que font-ils ?
— Ils regardent la carte… ils font
signe au garçon… ils ont l’air de passer leur commande… Daniel se lève… il
demande quelque chose à un serveur… il va vers les toilettes.
— Tu crois qu’ils nous ont vues ?
— Je pense… Amos fait un signe de tête
dans la direction prise par Daniel…
— Ne bouge pas, j’y vais.
Le temps sembla long à Léa. Daniel revint à
sa place. Mais que faisait Sarah ?
— Ah, enfin ! Tu as été bien
longue. Que se passe-t-il ? Tu en fais une tête ?
Pâle, les traits tirés, Sarah s’efforça de
sourire.
— Ils ont retrouvé leur trace.
— De…
— Oui. Il faut prévenir Samuel et Uri.
— Je peux t’aider ?
— Pas pour le moment. Rentre à l’hôtel,
nous ferons les magasins une autre fois.
— J’ai promis à Carmen Ortega d’aller
la voir à Radio Belgrano.
— Ne change rien à ton programme. Vas-y,
je t’appellerai en fin de journée.
Le public, autour
de Léa, applaudissait à tout rompre Hugo de Carril qui venait de chanter Adios pampa mia , ainsi que venait de l’annoncer Carmen, vêtue d’une longue
robe de satin vert amande ; le présentateur vanta les cigarettes Arizona
et Carmen enchaîna sur El Casino Ruso puis l’orchestre attaqua une rumba
en final. La salle applaudit longuement. Carmen vint chercher Léa.
— Che, je t’emmène dans ma loge,
je vais me changer. Comment as-tu trouvé ?
— Bien, très bien. J’aime beaucoup
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