Nord et sud
la nuit. Plus de
ciel bleu profond ni de teintes cramoisies ou ambre. Margaret monta s’habiller pour
un thé servi de bonne heure et trouva Dixon de fort méchante humeur à cause de l’interruption
que la visite avait provoquée dans une journée bien remplie. Elle manifesta son
déplaisir en coiffant Margaret à grands coups de brosse vengeurs et pressés, sous
prétexte qu’elle devait se rendre auprès de Mrs Hale toutes affaires cessantes.
Ce qui n’empêcha pas Margaret d’attendre longtemps au salon avant que sa mère ne
descende. Elle resta seule près du feu, sans allumer les chandelles posées derrière
elle, et repensa à la journée, à l’agrément de la promenade et de la séance d’aquarelle,
au déjeuner charmant et enjoué, et à ce tour de jardin aussi pénible que navrant.
Que les hommes étaient donc différents des femmes ! Voilà
qu’elle était troublée et malheureuse parce que son instinct lui avait dicté de
réagir par une fin de non-recevoir ; alors que Henry Lennox, à peine quelques
minutes après avoir essuyé un refus de ce qui aurait dû être la proposition la plus
solennelle et la plus sacrée de sa vie, s’était montré capable de parler comme si
les procès et le succès, avec son cortège de conséquences superficielles – une belle
maison, la compagnie d’amis spirituels et plaisants –, étaient les seuls objets
avoués de ses désirs. Ah, Dieu, comme elle eût pu l’aimer s’il avait été un tant
soit peu différent.
À la réflexion, elle percevait que ladite différence était notable
et profonde. Puis elle se dit qu’après tout, son ton léger n’avait peut-être été
qu’une feinte, car si c’était elle qui, amoureuse, s’était vue rejeter, une amère
déception lui eût déchiré le cœur.
Sa mère entra dans la pièce avant qu’elle ait pu mettre un ordre
quelconque dans ce tourbillon de pensées. Margaret dut chasser de son esprit ce
qui avait été dit et fait pendant la journée et se transformer en auditrice attentive
tandis que sa mère lui rapportait les doléances de Dixon, qui se plaignait de ce
que le molleton pour le repassage avait encore été brûlé ; et lui parlait de
Susan Lightfoot, qu’on avait vue coiffée d’un chapeau garni de fleurs artificielles,
preuve manifeste d’un caractère vaniteux et volage. Mr Hale, pensif, buvait
son thé en silence. Margaret était la seule à formuler des réponses.
Elle se demanda comment son père et sa mère pouvaient être si
oublieux de leur visiteur et indifférents à son égard au point de ne jamais mentionner
son nom. Elle oubliait que ce n’était pas à eux qu’il avait proposé le mariage.
Après le thé, Mr Hale se leva. Absorbé dans ses pensées,
il appuya son coude sur le manteau de la cheminée, posa sa tête sur sa main et laissa
de temps à autre échapper un profond soupir. Mrs Hale sortit consulter Dixon
à propos de vêtements à distribuer aux pauvres pour l’hiver. Margaret prépara l’ouvrage
de sa mère, en redoutant la soirée qui s’annonçait longue, et en souhaitant que
vienne l’heure de se coucher, pour pouvoir repenser aux événements de la journée.
— Margaret, dit enfin Mr Hale sans préambule et sur
un ton pressant qui la fit sursauter. Cette tapisserie est-elle d’une grande urgence ?
Enfin, peux-tu la laisser pour venir dans mon bureau ? Je veux te parler d’une
affaire très grave qui nous concerne tous.
— Qui nous concerne tous.
Mr Lennox n’avait pas eu l’occasion de parler en privé à
son père après qu’elle avait refusé son offre, sinon cela eût été en effet une affaire
très grave. En premier lieu, Margaret se sentait coupable et honteuse d’avoir atteint
un âge où elle pouvait être demandée en mariage ; en second lieu, elle craignait
que son père ne soit mécontent qu’elle ait décliné de son propre chef la proposition
de Mr Lennox. Mais elle s’aperçut bientôt que ce dont son père souhaitait l’entretenir
n’était pas un événement récent et soudain qui avait pu susciter des réflexions
complexes. Il la fit asseoir à côté de lui, tisonna le feu, moucha les chandelles
et poussa un ou deux soupirs avant de se décider enfin à articuler d’une voix saccadée :
— Margaret ! Je vais quitter Helstone.
— Quitter Helstone, papa ! Mais pourquoi ?
Mr Hale ne répondit pas tout de suite. Il joua d’une main
nerveuse et brouillonne avec des papiers sur la table, ouvrit à
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