Nord et sud
ceux-là mêmes que j’avais utilisés pour tenter de me convaincre,
sans résultat. Je devrai faire acte de démission et aller lui rendre visite pour
prendre congé de lui. Ce sera une épreuve, mais ô combien moins douloureuse que
celle de quitter mes chers paroissiens. Un vicaire est nommé pour lire les prières,
un certain Mr Brown. Il viendra séjourner chez nous dès demain. Dimanche prochain,
je prononcerai mon sermon d’adieu.
Fallait-il donc que tout soit aussi rapide ? se demanda
Margaret. Tout compte fait, c’était peut-être préférable. S’attarder ne ferait que
rendre la douleur plus vive ; mieux valait être engourdie par le choc qu’elle
éprouvait face à toutes ces dispositions, prises avant même qu’elle en ait été avisée.
— Que dit maman ? s’enquit-elle avec un profond soupir.
A sa grande surprise, son père recommença à arpenter la pièce
avant de répondre.
Il s’arrêta enfin et dit :
— Margaret, je ne suis au fond qu’un misérable lâche. Je
ne peux supporter d’infliger de la peine. Je ne sais que trop que le mariage n’a
pas apporté à ta pauvre mère tout ce qu’elle espérait – tout ce qu’elle était en
droit d’espérer – et ceci va lui porter un tel coup que je n’ai eu ni le cœur ni
la force de lui annoncer la vérité. Il est cependant temps de la lui dire, poursuivit-il
en regardant sa fille d’un air pensif.
Margaret se sentit défaillir à l’idée que sa mère ignorait tout
alors que l’affaire était si avancée !
— Oh, bien sûr, il le faut. Peut-être qu’après tout elle
ne sera pas... Oh, si ! Elle sera bouleversée, forcément ! répondit-elle,
sentant à nouveau toute la violence du choc en essayant d’imaginer la réaction d’une
autre qu’elle-même. Où irons-nous ? reprit-elle enfin, tandis qu’une nouvelle
interrogation surgissait dans son esprit à propos de leurs projets d’avenir – si
tant est que son père en eût.
— À Milton-Northern, répondit-il avec une morne indifférence,
car il avait senti que si la tendresse de sa fille l’avait d’abord poussée à se
cramponner à lui et à s’efforcer un moment de le réconforter, la morsure de la douleur
était toujours aussi vive chez elle.
— Milton-Northern ? La ville industrielle du Darkshire ?
— Oui, répondit-il d’un ton aussi éteint qu’abattu.
— Pourquoi là-bas, papa ?
— Parce que je pourrai y gagner le pain de ma famille. Parce
que je n’y connais personne et que personne n’y connaît Helstone, ni ne pourra jamais
m’en parler.
— Le pain de votre famille ! Mais je croyais que maman
et vous aviez...
Elle s’interrompit et réfréna sa curiosité naturelle concernant
leur vie future lorsqu’elle vit s’assombrir le front de son père. Mais lui, avec
son intuition rapide, lut sur le visage de sa fille, comme dans un miroir, le reflet
de son propre abattement morose, et s’efforça non sans mal de le maîtriser.
— Je vais tout te dire, Margaret. Mais aide-moi à annoncer
la nouvelle à ta mère. Je crois que c’est la seule chose que je suis incapable de
faire : penser à sa détresse me rend malade d’effroi. Si je te dis tout, peut-être
pourras-tu lui parler demain ? Je ne serai pas là de la journée, car je dois
faire mes adieux à Dobson, le fermier, et aux pauvres gens de Bracy Common. Cela
t’ennuierait-il beaucoup de lui annoncer la nouvelle, Margaret ?
Oui, cela ennuyait infiniment Margaret, et cela lui répugnait
plus que tout ce qu’elle avait jamais été contrainte de faire dans sa vie jusqu’alors.
Elle resta quelques instants sans pouvoir articuler un mot.
— Cela t’ennuie beaucoup, n’est-ce pas, Margaret ?
insista son père.
Alors, elle se domina et répondit d’un air énergique et résolu :
— C’est une chose pénible, mais inévitable, et je m’en acquitterai
de mon mieux. Vous aussi devez avoir beaucoup de choses pénibles à faire.
Mr Hale secoua la tête avec découragement, et lui serra
la main en signe de gratitude. Troublée, Margaret faillit fondre à nouveau en larmes.
Pour donner un autre tour à ses pensées, elle demanda :
— Maintenant, papa, dites-moi quels sont nos projets. Maman
et vous avez des revenus, indépendamment du bénéfice de la cure, n’est-ce pas ?
Tante Shawena, je le sais.
— Oui. Nous devons avoir environ cent soixante-dix livres
par an à nous deux. Depuis que Frederick est à l’étranger, soixante-dix livres
Weitere Kostenlose Bücher