Nord et sud
prochains. Sinon, je risque moi-même de me sentir des picotements
du côté des canaux lacrymaux, ce qui me déplaît fort.
— Je ne pleurerai plus, répondit Margaret en plissant les
paupières pour laisser échapper de ses cils ses dernières larmes et en s’efforçant
de sourire.
— À la bonne heure. Alors montons pour régler tout cela.
Margaret tremblait presque d’impatience pendant que Mr Bell
discutait de son projet avec Mrs Shaw, qui se montra d’abord surprise, puis
hésitante et perplexe, mais finit par céder à la force de persuasion de
Mr Bell plus qu’à sa propre conviction ; car jusqu’au dernier moment,
elle se sentit incapable de décider si cette initiative était bonne ou mauvaise,
convenable ou non, avant que le retour de Margaret et l’heureuse issue du projet
lui eussent permis de conclure qu’« assurément, Mr Bell avait eu là une
bien bonne idée, qu’elle-même avait justement souhaité que Margaret fît ce voyage,
qui serait pour elle une distraction particulièrement bien venue, après tous ses
chagrins ».
CHAPITRE
XXI
Jadis et maintenant
« Sur
les jours heureux du passé
J’ose
ici m’attarder encore
Me manquent
ceux qui m’ont laissé
Ceux
que m’a enlevés la mort.
Mais
lorsque lie l’amitié vraie
C’est
l’esprit qui trouve l’esprit
Et du
bonheur connaît l’attrait :
En esprit
nous sommes unis. »
Uhland [105] .
Prête longtemps avant l’heure convenue, Margaret eut le temps
de verser tranquillement quelques larmes lorsqu’elle n’était pas observée, et de
sourire gaiement lorsqu’on la regardait. Sa dernière inquiétude fut la crainte de
manquer le train. Mais non ! Ils arrivèrent à temps, et une fois assise en
face de Mr Bell dans le compartiment, elle respira enfin librement tandis que
le train passait en trombe dans les gares bien connues. Elle vit les villes et les
hameaux familiers de la campagne du Sud, assoupis dans la chaude lumière d’un soleil
vif, qui rougissait encore leurs toits de tuiles, si différents des froides ardoises
du Nord. Des nuées de pigeons tournoyaient autour de ces pittoresques pignons pointus,
se posaient lentement çà et là, et gonflaient leurs douces plumes luisantes comme
pour exposer chaque fibre à la chaleur délicieuse. Il y avait peu de voyageurs dans
les gares, comme si les habitants étaient trop paresseux ou trop satisfaits pour
avoir envie de voyager ; nulle trace de l’activité et du branle-bas que Margaret
avait remarqué lors de ses deux voyages sur la ligne Londres-Nord-ouest. Plus tard
dans l’année, cette ligne serait chargée de voyageurs riches et oisifs en quête
de plaisir ; mais le va-et-vient incessant des commerçants affairés serait
toujours différent de celui des lignes du Nord.
Presque à chaque gare, on voyait un ou deux badauds qui flânaient,
les mains dans les poches, si occupés à regarder passer le train que les voyageurs
se demandaient ce qu’ils pouvaient bien trouver à faire après le départ du train,
quand il ne restait à contempler que la voie ferrée vide, quelques hangars, et un
ou deux champs dans le lointain. L’air chaud dansait sur le calme doré de la terre,
à mesure que défilait ferme après ferme, dont chacune rappelait à Margaret les idylles
allemandes, Hermann et Dorothée, Evangeline [106] . Elle fut tirée de sa rêverie quand
vint le moment de descendre du train et de prendre le fiacre pour Helstone. Son
cœur fut alors transpercé de sentiments plus vifs, dont elle ne savait trop s’ils
étaient plaisir ou douleur. Chaque kilomètre était riche en souvenirs qu’elle n’aurait
voulu laisser échapper pour tout l’or du monde, mais dont chacun la faisait déplorer
les « jours évanouis ».
La dernière fois qu’elle avait emprunté cette route, c’était
lors de son départ avec ses parents ; le jour, la saison même, étaient tristes
et elle-même, désolée ; mais ses parents étaient là, avec elle. Maintenant,
elle était seule, orpheline et, fait étrange, ils l’avaient quittée et s’étaient
évanouis de la face de la terre. Elle était blessée de voir la route de Helstone
inondée de soleil, et chaque courbe du chemin, chaque arbre familier si pareils
à eux-mêmes dans leur splendeur d’été, identiques à ce qu’ils étaient les années
précédentes. La nature ne sentait pas le changement et restait éternellement
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