Nord et sud
fois à Hamlet.
— Partant du principe que mieux vaut un âne vivant qu’un
lion mort ? Peut-être. Je n’analyse pas mes sentiments.
— Il me suffît de savoir que vous m’aimez, sans me pencher
trop curieusement sur les éléments qui entrent dans la composition de votre affection.
Mais nous ne sommes pas obligés d’aller à un train d’escargots.
— Soit. Marchez à votre allure et je réglerai mon pas sur
le vôtre. Ou, si je vais trop vite, arrêtez-vous pour méditer, comme Hamlet, puisque
vous vous comparez à lui.
— Merci. Mais comme ma mère n’a pas tué mon père pour épouser
mon oncle ensuite, je ne saurais pas à quoi penser, hormis évaluer nos chances d’avoir
un repas bien cuisiné. Et à votre avis ?
— J’ai bon espoir. Mrs Purkis avait la réputation d’être
une excellente cuisinière, en tout cas à en croire ce qu’on disait à Helstone.
— Mais avez-vous songé que les foins risquent de la préoccuper
au détriment du reste ?
Margaret était consciente de la bonté de Mr Bell, qui essayait
de la distraire en parlant de bagatelles, pour l’empêcher de songer au passé avec
trop d’insistance. Elle eût préféré parcourir en silence ces chemins si chers à
son cœur, mais elle n’était pas ingrate au point de regretter de n’être pas seule.
Lorsqu’ils arrivèrent au cottage où vivait la mère de Susan,
l’enfant n’y était pas : elle était en pension à l’école paroissiale. Voyant
la déception de Margaret, la pauvre veuve se mit à s’excuser.
— Oh, c’est très bien, dit Margaret. Je suis très contente
de l’apprendre. J’aurais dû m’en douter. Seulement, autrefois, elle habitait avec
vous.
— Oui, et elle me manque beaucoup. Le soir, je lui apprenais
le peu que je sais. Bien sûr, ce n’était pas grand-chose. Mais elle devenait si
adroite qu’elle me fait bien défaut. Maintenant, elle en sait beaucoup plus que
moi, ajouta-t-elle avec un soupir.
— Je me trompe peut-être, grogna Mr Bell, et ne vous
offensez pas de ce que je dis, parce que j’ai cent ans de retard, mais à mon avis,
cette enfant recevait une meilleure éducation, plus simple et plus naturelle en
restant chez elle, en aidant sa mère et en apprenant à lire un chapitre du Nouveau
Testament chaque soir à côté d’elle qu’en recevant une instruction livresque, quelle
qu’elle soit.
Margaret ne voulut pas encourager son compagnon en lui répondant,
et prolonger ainsi cette discussion devant la mère. Elle se tourna donc vers celle-ci
et lui demanda :
— Comment va la vieille Betty Barnes ?
— Je n’en sais rien, répondit la femme d’un ton plutôt sec.
Nous ne sommes pas en bon termes.
— Pourquoi donc ? demanda Margaret, qui avait été jadis
la grande conciliatrice du village.
— Elle a volé mon chat.
— Savait-elle que c’était le vôtre ?
— Allez savoir. Sans doute que non.
— Vous voyez ! Pourquoi ne lui avez-vous pas demandé
de vous le rendre en lui disant que c’était le vôtre ?
— Je n’ai pas pu, elle l’avait brûlé.
— Brûlé ! s’écrièrent à la fois Mr Bell et Margaret.
— Elle l’a fait rôtir, précisa la femme.
Mais ce n’était pas une explication satisfaisante. À force de
la questionner, Margaret tira d’elle cette histoire horrible, à savoir que Betty
Barnes s’était laissé convaincre par une bohémienne de lui prêter les habits du
dimanche de son mari, à condition qu’elle les lui rende le samedi suivant, avant
que Mr Barnes puisse s’en apercevoir ; comme les vêtements n’étaient pas
revenus, elle s’était inquiétée, redoutant la colère de son mari ; or, selon
une superstition grossière de la région, les cris d’un chat échaudé ou rôti vivant
contraignent les esprits des ténèbres à exaucer les vœux de celui ou celle qui opère
ainsi ; elle avait donc eu recours à ce maléfice. La mère de Susan croyait
manifestement à son efficacité ; elle déplorait seulement qu’on eût choisi
son chat à elle, entre tous les autres, pour ce sacrifice. Margaret écouta ce récit,
horrifiée, et essaya de ramener son interlocutrice à la raison, mais en vain ;
elle finit par y renoncer en désespoir de cause. Point par point, elle l’amena bien
à admettre certains faits, dont l’enchaînement logique était tout à fait clair pour
Margaret ; mais à la fin, la pauvre femme désorientée répéta sa première affirmation,
à savoir que
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