Nord et sud

des
conditions précaires, sans autres ressources que de donner des cours particuliers
dans une ville industrielle ; l’évêque lui avait offert une autre cure, c’est
vrai. Mais s’il en était venu à nourrir certains doutes, il aurait pu rester où
il était, et n’avait donc pas à donner sa démission. À la vérité, ces pasteurs de
campagne mènent une vie tellement isolée – je veux dire isolée de tout contact avec
des hommes d’égale culture, dont la conversation leur permettrait de régler leur
esprit sur le leur et de se rendre compte ainsi qu’ils vont trop vite ou trop lentement
– qu’ils ont tendance à se mettre martel en tête et à avoir des doutes imaginaires
sur les articles de foi, au point de renoncer à certaines occasions de faire le
bien pour suivre des chimères douteuses.
    — Je ne suis pas de votre avis. Je ne crois pas qu’ils aient
tendance à agir comme mon pauvre ami Hale.
    Mr Bell rongeait son frein.
    — Peut-être ai-je utilisé une expression trop générale en
disant qu’ils « avaient tendance ». Mais assurément, l’existence qu’ils
mènent est souvent de nature à engendrer soit une suffisance excessive, soit des
scrupules de conscience morbides, répliqua Mr Lennox avec un flegme parfait.
    — Vous ne rencontrez donc pas de suffisance chez les avocats,
par exemple ? demanda Mr Bell. J’imagine que chez eux, les cas de scrupules
de conscience morbides sont des plus rares.
    Il enrageait de plus en plus et en oubliait son art récemment
acquis des bonnes manières. Mr Lennox se rendit compte qu’il avait contrarié
son compagnon ; et comme il avait parlé surtout pour dire quelque chose et
passer le temps pendant qu’ils cheminaient ensemble, le parti qu’il prenait sur
la question lui était fort indifférent et il fit calmement machine arrière :
    — Je reconnais qu’il est admirable de voir un homme de l’âge
de Mr Hale quitter une maison où il a habité vingt ans et abandonner toutes
ses habitudes pour une idée – sans doute erronée mais peu importe –, quelque chose
d’intangible. On ne peut s’empêcher d’éprouver de l’admiration pour lui, avec un
peu de pitié peut-être, comme pour don Quichotte. Et c’était vraiment un gentleman !
Jamais je n’oublierai l’hospitalité simple et raffinée qu’il m’a offerte ce dernier
jour à Helstone.
    À moitié radouci seulement, Mr Bell était cependant désireux
de croire, afin de calmer certains scrupules de sa propre conscience, qu’il y avait
réellement dans la conduite de Mr Hale un soupçon de don quichottisme, et il
grogna :
    — Oui ! Et vous ne connaissez pas Milton. C’est un
tel contraste avec Helstone, où je ne suis pas retourné depuis des années. Mais
je suis prêt à parier que le village est pareil à lui-même et que chaque brindille,
chaque pierre n’a pas bougé depuis un siècle. Tandis que Milton ! J’y vais
tous les quatre ou cinq ans – et j’y suis né – pourtant, je vous assure que je m’y
perds souvent, oui, je me perds dans les séries d’entrepôts construits sur le verger
de mon père. C’est ici que nous nous séparons ? Eh bien, bonsoir, monsieur ;
et à demain matin, donc à Harley Street.

 
     
     
     
     
     
     
     
     
    CHAPITRE
XX
     
    Tout n’est pas un rêve
     
     
     
    «   Que
sont-ils devenus, les sons qui voltigeaient
    Sur l’air
léger, au temps de ma jeunesse ?
    Car maintenant
l’ultime vibration s’est tue,
    Ceux
qui jadis écoutaient ne sont plus ;
    Ah !
Si les yeux fermés, le passé je rêvais ! »
    Landor [104] .
     
     
    Après sa conversation avec Mr Lennox, Mr Bell s’était
mis à repenser à Helstone et, toute la nuit, les souvenirs le poursuivirent dans
ses rêves. Il se revoyait débuter au collège où il avait maintenant le rang de professeur,
puis c’étaient les grandes vacances d’été, et il séjournait chez son ami récemment
marié, orgueilleux époux et heureux pasteur de Helstone. Ils franchissaient par
d’incroyables bonds les petits ruisseaux murmurants, et semblaient rester des jours
entiers suspendus en l’air. Tout semblait réel, hormis le temps et l’espace. Chaque
événement se mesurait aux émotions de l’esprit, non à leur existence, car ils n’en
avaient point. Mais les arbres, parés de leur feuillage d’automne, étaient magnifiques,
l’odeur chaude des fleurs et de l’herbe pénétrait les sens, et la jeune épouse allait
et venait dans sa