Nord et sud
avez beaucoup.
— Non, c’est tout à fait vrai. Mais nous sommes cultivés
et avons vécu parmi des gens cultivés. Qu’y a-t-il de si étonnant à ce que nous
soyons invités à dîner par un homme qui se reconnaît inférieur à mon père en venant
chez lui pour y recevoir de l’instruction ? Je n’ai aucunement l’intention
d’en faire reproche à Mr Thornton. Peu de commis de boutique, ce qu’il était
jadis, auraient pu arriver par la force du poignet à la position qu’il occupe.
— Mais vous allez pas pouvoir le rendre, ce dîner, dans
votre petite maison ? Celle de Thornton est trois fois plus grande.
— Mon Dieu, je crois que nous arriverions à rendre son dîner,
comme vous dites, à Mr Thornton. Peut-être pas dans une salle à manger aussi
grande, ni avec autant d’invités. Mais nous n’avons pas du tout envisagé la question
sous cet angle, à vrai dire.
— Jamais j’aurais cru que vous iriez dîner chez les Thornton,
répéta Bessy. C’est que le maire lui-même y est invité ; et les députés et
tous ces gens-là.
— Je crois que je pourrais souffrir l’honneur de rencontrer
le maire de Milton.
— Mais les dames, elles portent de ces toilettes, je vous
dis que ça ! s’exclama Bessy en jetant un coup d’œil inquiet à la robe de Margaret,
dont ses yeux exercés évaluaient l’étoffe à sept pence le mètre.
Les joues de Margaret se creusèrent de fossettes et elle éclata
d’un rire joyeux.
— Merci, Bessy, de vous soucier de mon apparence au milieu
de toutes ces élégantes. Mais j’ai beaucoup de belles toilettes – il y a une semaine,
j’aurais dit qu’elles étaient beaucoup trop habillées pour les occasions qui se
présenteraient à moi. Mais puisque je dois dîner chez Mr Thornton, et peut-être
rencontrer le maire, je mettrai ma plus belle robe, soyez-en sûre.
— Comment vous allez vous habiller ? demanda Bessy,
plutôt soulagée.
— En robe de soie blanche. Une robe que j’ai portée au mariage
d’une cousine, il y a un an.
— Ça ira très bien, dit Bessy en se laissant retomber sur
le dossier de son fauteuil. J’aurais été malheureuse à l’idée qu’on vous regarde
de haut.
— Oh, je serai tout à fait élégante, si cela suffit à m’éviter
d’être regardée de haut à Milton.
— Ce que j’aimerais vous voir en grande toilette !
s’exclama Bessy. C’est vrai, vous êtes pas ce qu’on appelle jolie : pour ça,
vous avez pas le teint assez rose et blanc. Mais vous savez, je vous ai vue en rêve
bien avant de vous avoir rencontrée.
— Ne dites pas de bêtises, Bessy !
— Si, c’est vrai. C’était bien vous, qui sortiez de l’obscurité
avec vos yeux clairs, vos cheveux qui volaient autour de votre front, qu’on aurait
dit des rayons de lumière. Votre front, il était grand et lisse, pareil qu’en vrai,
et vous veniez toujours pour me donner de la force, et je regardais vos yeux, ça
me requinquait. Vous aviez une robe brillante, comme celle que vous allez porter.
Alors, hein, vous voyez que c’était bien vous !
— Mais non, Bessy, ce n’était qu’un rêve, dit Margaret d’une
voix douce.
— Et pourquoi, moi qui ai du malheur, je pourrais pas rêver
comme les autres ? C’est pas les rêves qui manquent dans la Bible. Ni les visions !
Même mon père, les rêves, ça l’impressionne. Moi je vous répète que je vous ai vue
qui veniez vers moi, et vos cheveux partaient en arrière, tellement vous alliez
vite. Vous aviez le front bien dégagé, avec les cheveux qui se dressaient un peu ;
et vous portiez la robe blanche brillante que vous voulez mettre. Laissez-moi vous
voir dans cette robe. Je veux vous voir et vous toucher, quand vous serez toute
pareille que dans mon rêve.
— Ma petite Bessy, c’est vraiment le fruit de votre imagination.
— Imagination ou pas, vous êtes venue : ça, j’en étais
sûre, du moment où je vous ai vue marcher vers moi dans mon rêve. Quand vous êtes
là près de moi, je me sens plus confiante, et requinquée, comme par un bon feu quand
il fait tout gris. Vous avez dit que c’était le vingt et un. Si Dieu le veut, j’irai
vous voir.
— Mais comment donc, Bessy, vous serez la bienvenue ;
seulement, je vous en prie, ne dites pas des choses pareilles, cela me fait de la
peine. Je vous assure.
— Alors je garderai ça pour moi, quitte à me mordre la langue.
N’empêche que c’est vrai.
Margaret ne répondit pas tout de
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