Nord et sud
dîner ?
Avant que Margaret pût répondre, Higgins intervint :
— Thornton ? Vous allez dîner chez Thornton ?
Ben, proposez-lui de boire un verre à la santé de ses commandes. D’ici le vingt
et un, j’imagine qu’il se mangera les sangs parce qu’il se demandera comment elles
pourront être prêtes à temps. Dites-lui que le lendemain du jour où il nous aura
donné les cinq pour cent, y aura sept cents hommes qui viendront à l’usine et qu’on
les lui fera, ses commandes, en deux temps trois mouvements. On les tient tous.
Par exemple mon patron, Hamper. C’en est un de la vieille école, lui. Jamais il
parle à un ouvrier sans jurer ou blasphémer. S’il me causait poliment, je me dirais
qu’il est à l’article de la mort. Mais finalement, il fait plus de bruit que de
mal. Si vous voulez, vous avez qu’à lui dire que c’est un de ses grévistes qui vous
a donné le mot. Eh ! mais vous allez en avoir, une belle brochette de patrons
d’usine, chez Thornton. J’aimerais bien leur causer, moi, quand ils auront le ventre
plein après dîner. Ils seraient bien incapables de bouger, et je pourrais leur dire
le fond de ma pensée, à eux qui essaient de nous mener à la baguette !
— Au revoir, dit précipitamment Margaret. Au revoir, Bessy !
Je vous attendrai le vingt et un, si vous vous sentez assez bien.
Les médicaments et le traitement prescrits à Mrs Hale par
le docteur Donaldson lui firent tant de bien au début que Margaret et elle se mirent
l’une et l’autre à espérer qu’il s’était trompé et que la guérison était possible.
Quant à Mr Hale, bien qu’il n’eût jamais connu la nature véritable de leurs
appréhensions, il triomphait avec un soulagement évident prouvant combien il avait
été affecté lorsqu’il avait eu de simples doutes. Seule Dixon continua à croasser
ses inquiétudes à l’oreille de Margaret. Mais celle-ci défiait l’oiseau de mauvais
augure et se cramponnait à ses espoirs.
Ils avaient bien besoin de ce rayon de lumière à l’intérieur,
car dehors, même à leurs yeux d’étrangers, l’atmosphère était lourde de mécontentement.
Mr Hale, qui avait quelques connaissances parmi les ouvriers, était accablé
par les histoires convaincantes qu’ils racontaient sur leurs souffrances et leur
patience à les endurer. Ils n’auraient jamais consenti à parler de ce qu’ils avaient
à supporter à quelqu’un dont la situation lui eût permis de le comprendre sans qu’ils
la décrivent avec leurs mots à eux. Mais ils avaient affaire à un homme venu d’un
lointain comté et que le fonctionnement du système au milieu duquel il se trouvait
projeté rendait perplexe. Chacun était désireux de le faire juge et de déclarer
ses propres motifs d’irritation. Alors, Mr Hale rassembla ces multiples doléances
et les exposa à Mr Thornton, afin qu’avec son expérience de patron, il y mette
de l’ordre et lui en explique les tenants et les aboutissants. Ce qu’il fit systématiquement,
à partir de principes économiques solides. Il lui démontra que, étant donné la façon
dont le commerce était géré, il y avait nécessairement des fluctuations dans la
prospérité ; et que lorsque le commerce était en régression, un certain nombre
de patrons – et d’ouvriers aussi – allaient fatalement à la ruine et quittaient
à jamais les rangs des gens heureux et prospères. Il présenta ce phénomène comme
étant dans la logique absolue des choses, si bien que ni les employeurs ni les employés
n’avaient le droit de se plaindre si tel était leur sort. L’employeur se trouvait
contraint d’abandonner une course à laquelle il ne pouvait plus participer, avec
le sentiment amer de son incompétence et de son échec ; il était blessé dans
la lutte, piétiné par ses pairs pressés de s’enrichir, méprisé là même où il avait
été autrefois honoré, demandant humblement un emploi qu’il avait jadis accordé du
haut de son autorité. Bien entendu, il y avait peu de chances qu’en parlant ainsi
du destin qui pouvait devenir le sien selon les fluctuations du commerce, puisqu’il
était patron, il ait davantage de compassion à l’égard des ouvriers : laissés
pour compte dans la course impitoyable au changement et au progrès rapides, ceux-ci
se seraient volontiers couchés en attendant la mort, mais ils avaient le sentiment
que jamais ils ne reposeraient en paix dans leur tombe – car ils y entendraient
encore
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