Nord et sud
comprennent pas leur erreur, je serai obligé de faire venir des
ouvriers d’Irlande. Je pense que c’est à Slickson que nous devons tout cela :
que le diable l’emporte, lui et ses manigances ! Il croyait avoir trop de stock ;
alors il a fait semblant de céder au début, quand les délégués sont venus le voir ;
et naturellement, il n’a fait que les confirmer dans leur erreur, ce qui était son
intention. Voilà comment tout a commencé. »
CHAPITRE
XIX
Visites d’un ange
Comme
les anges qui, dans les songes brillants
Viennent
visiter l’âme des hommes endormis,
D’étranges
pensées, chassant la monotonie
De nos
thèmes, touchent à l’éblouissement.
Henry Vaughan [44] .
Mrs Hale manifesta pour le dîner chez les Thornton un intérêt
et une curiosité inattendus. Elle posa mille questions sur les détails, avec une
candeur d’enfant qui veut que tous les plaisirs qu’il anticipe lui soient décrits
au préalable. Mais la vie monotone des malades les rend souvent pareils aux enfants
car ils sont les uns et les autres dépourvus du sens des proportions, et semblent
croire que leur univers, borné par des murs et des rideaux qui excluent tout le
reste, doit être fatalement plus grand que tout ce qui peut se trouver de l’autre
côté. Par ailleurs, Mrs Hale, qui avait eu quelques prétentions dans sa jeunesse,
avait peut-être éprouvé une mortification excessive en devenant l’épouse d’un pasteur
pauvre ; ces prétentions avaient été étouffées et réprimées, sans être éteintes
pour autant ; elle se réjouissait à l’idée de voir Margaret élégamment habillée
pour sortir, et parla de sa toilette de soirée avec une agitation inquiète qui amusa
sa fille, plus habituée aux mondanités après un an passé à Harley Street que sa
mère en vingt-cinq ans à Helstone.
— Ainsi, tu penses mettre ta robe de soie blanche ?
Es-tu sûre qu’elle te va toujours ? Il y a presque un an qu’Edith s’est mariée !
— Mais bien sûr, maman. C’est Mrs Murray qui me l’a
faite, et elle m’ira parfaitement. Peut-être la taille sera-t-elle un tantinet trop
haute ou trop basse, selon que j’ai grossi ou maigri. Mais je ne crois pas avoir
du tout changé de poids.
— Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que Dixon la regarde ?
Elle a peut-être jauni, depuis le temps qu’elle est rangée.
— Si vous voulez, maman. Mais au pire, j’ai une très jolie
robe d’organdi rose que ma tante m’a donnée à peine deux ou trois mois avant le
mariage d’Edith. Celle-là ne peut pas avoir jauni.
— Non ! Mais la couleur a peut-être passé.
— Eh bien, dans ce cas, j’ai une robe de soie verte. J’ai
vraiment l’impression de n’avoir que l’embarras du choix.
— J’aimerais être bien sûre de ce que tu dois mettre, dit
Mrs Hale avec nervosité.
Aussitôt, Margaret changea de ton et proposa :
— Voulez-vous que j’aille les essayer l’une après l’autre,
maman ? Ainsi, vous verrez celle que vous préférez.
— C’est une bonne idée, oui ! Cela vaudra peut-être
mieux.
Margaret alla donc se préparer. Le fait de s’habiller à une heure
aussi inhabituelle lui donnait très envie de laisser libre cours à son espièglerie,
de tourner dans sa robe de soie blanche et se baisser pour faire des fromages avec
sa jupe, ou de reculer devant sa mère comme si elle était la reine ; mais lorsqu’elle
s’aperçut que ses facéties étaient considérées comme des interruptions nuisant au
sérieux de l’affaire et, comme telles, contrariaient sa mère, elle devint calme
et grave. Pourquoi le monde (son monde) accordait-il une pareille importance à la
parure, c’était ce qu’elle avait beaucoup de mal à comprendre ; mais ce même
après-midi, lorsqu’elle mentionna l’invitation à Bessy Higgins, à propos de la domestique
pour laquelle Mrs Thornton avait promis de se renseigner, Bessy fut très excitée
par la nouvelle.
— Ah là là ! Comme ça, vous allez dîner chez les Thornton
à Marlborough Mills ?
— Oui, Bessy. Pourquoi êtes-vous aussi surprise ?
— Oh, je sais pas. Mais ils fréquentent la haute à Milton.
— Et vous trouvez que nous ne faisons pas partie des gens
de la haute de Milton, hein, Bessy ?
Bessy rougit un peu à se voir aussi facilement devinée.
— Pardi, c’est qu’ici, l’argent compte drôlement, et je
crois pas que vous en
Weitere Kostenlose Bücher