Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises
Chez eux, on compte quelques délirants comme Drumont, l’antisémite forcené dont on reparlera, ou l’ultrapatriote Déroulède, un exalté du drapeau et du « clairon » – c’est le titre de son poème le plus célèbre –, on croise quelques leaders extrémistes comme Charles Maurras, le futur chef de l’Action française, créée alors. Mais aussi bien des gens qui étaient censés n’être ni délirants, ni extrémistes : de grands écrivains, comme Maurice Barrès, ou de plus médiocres, comme Paul Bourget, et des puissants, les gens de bien, les installés, les académiciens, les évêques, les généraux, tous ceux qui se vivent comme raisonnables, et le seront bien peu. Au départ, la position de la plupart d’entre eux peut se concevoir : ils sont tout simplement convaincus de la culpabilité du condamné. Le point étonnant est que plus les faits la démentent, plus ils en font la preuve de leur certitude. Ainsi, par exemple, leur réaction en 1898, après le revirement spectaculaire du colonel Henry, qui confesse publiquement avoir lui-même forgé une pièce à charge, est écroué et se suicide. Qu’est-ce que cela prouve à nos yeux aujourd’hui ? Que Henry est un malfaisant qui a accepté de tromper la justice pour accabler un innocent. Qu’est-ce que cela prouve à leurs yeux ? Que Henry est un héros qui a voulu sauver l’honneur du pays contre ce Dreyfus et ses amis qui continuent à vouloir le salir : dans les journaux hostiles au capitaine, le papier truqué s’appelle le « faux patriotique ». On l’a compris, il ne s’agit plus de penser, il s’agit de croire. Au cours de cette histoire, les antidreyfusards ont montré que l’extrême nationalisme qui les animait n’était pas une opinion fondée, mais une mystique face à laquelle plus rien ne valait, ni la justice, ni la vérité, ni le droit.
Antisémitisme
L’affaire Dreyfus, ce feuilleton palpitant, est fascinante en soi. Ceux qui s’y intéressent liront avec bonheur le saisissant récit qu’en a donné l’avocat Jean-Denis Bredin, dans un livre devenu un classique : L’Affaire 1 . Elle est aussi passionnante pour ce qu’elle nous dit d’une problématique plus générale qui n’a toujours pas fini de nous interpeller : « l’identité nationale ».
L’idée de nation, on l’a vu, est née avec la Révolution française. Comme nous le rappelle Gérard Noiriel, un des meilleurs spécialistes de cette question 2 , c’est seulement à la fin du xix e siècle qu’elle devient aussi obsédante. Le suffrage universel, les progrès de l’instruction publique, la diffusion plus grande de la presse ont créé un sentiment plus fort d’unité et d’appartenance à une patrie commune. Mais aussi les grands changements de régime, qui ont chamboulé le pays, l’établissement difficile de la république – toujours très contestée – ont donné lieu à des crispations autour de cette question. Qu’est-ce qu’être français ? Qui l’est, qui ne l’est pas ? Si « l’Affaire » prend un tour aussi passionnel, si elle continue à nous parler aujourd’hui, c’est parce qu’elle catalyse les forces contraires.
Certaines sont haineuses. « À mort le traître, à mort les Juifs ! » crie la foule le jour de la dégradation du capitaine, à l’École militaire. L’affaire Dreyfus déclenche les poussées d’une fièvre alors nouvelle sous cette forme : l’antisémitisme. L’hostilité envers les Juifs en Occident ne date pas d’hier, mais elle reposait, au Moyen Âge, sur des bases religieuses : le Juif, pour le chrétien, était celui qui avait « tué le Christ » ou tout bonnement celui qui s’obstinait à refuser de l’accepter comme le Messie. Le plus souvent, ce que l’on demandait aux Juifs – parfois avec une terrible violence, comme au moment des croisades – était d’accepter cette vérité, c’est-à-dire de se convertir.
À la fin du xix e siècle, cet « antijudaïsme », comme on l’appelle aujourd’hui, existe toujours dans les milieux catholiques, mais il se double d’une détestation nouvelle qui a emprunté d’autres chemins. Entre autres, au milieu du xix e , celui de l’extrême gauche. Vers les années 1850, dans certains milieux socialistes, chez Proudhon, ou surtout chez un certain Toussenel, un élève de Fourier, se dessine une figure : celle du riche Juif oppresseur du peuple. On y retrouve en filigrane de très vieux
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