Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises
quelques réformes législatives qui rendent la vie des travailleurs un peu plus facile (la loi Waldeck-Rousseau qui autorise les syndicats est de 1884).
Et à part cela ? À part ces surgissements ? Pas grand-chose, finalement, au regard d’une problématique qui nous semble si importante. Pour nous, la misère des ouvriers dans les grandes usines du monde industriel naissant est un élément constitutif fondamental du xix e siècle. Quel étonnement de constater qu’elle tiendra si longtemps une si petite place dans les préoccupations de l’élite, des gouvernants !
De la fin de l’Empire aux premières décennies de la III e République, les dominants qui font l’opinion, les directeurs de revue, les grands bourgeois, les politiciens en vue, au pouvoir ou dans l’opposition, vont se passionner pour les questions tournant autour de la nature du régime (faut-il pour la France un roi ? une république ?), pour les questions électorales, pour les questions de politique étrangère, pour les questions religieuses, pour les questions économiques même (faut-il être pour le libre-échange ou pour le protectionnisme ? tel est un des grands débats du milieu du xix e ). Mais la question sociale ? Si peu. Dans les usines, dans les faubourgs, des centaines de milliers d’hommes et de femmes vivent dans des conditions qui rappellent celles du bétail. Qui s’en soucie ?
Les mécanismes mentaux qui expliquent cet aveuglement sont divers. Pendant longtemps, raconte l’historien Christophe Charle 2 , la bourgeoisie ne peut appréhender la question sous un angle social, tout simplement parce qu’elle estime que l’état dans lequel se trouve la majorité des membres de la classe ouvrière est lié aux individus eux-mêmes : pourquoi réformer quoi que ce soit ? Aucune loi ne changera rien au comportement de ces gens qui sont par nature fainéants, ivrognes, etc.
Gérard Noiriel, au début d’un ouvrage dont on reparlera 3 , part d’explications plus politiques : dans une société où le vote est censitaire, il est posé par principe que le débat public ne concerne que les possédants. Ceux qui n’ont rien n’ont qu’à subir, c’est dans l’ordre des choses. Et leur exclusion politique va de pair avec une exclusion plus générale. L’apparence même des ouvriers, mal vêtus, décharnés, parlant mal et regroupés dans des faubourgs où l’on ne va jamais, contribue à en faire des étrangers avec qui on n’a rien en commun, pour ne pas dire des barbares. « Classes laborieuses, classe dangereuses », a écrit l’historien Louis Chevalier dans une étude célèbre sur le crime à Paris dans les années 1840. Seul le suffrage universel, qui ne prendra toute sa puissance que sous la III e République, aidera enfin à penser la nation comme un tout et non plus comme un assemblage de mondes qui n’ont rien à voir entre eux.
Ce n’est qu’à cette époque, en tout cas, que l’ouvrier devient une figure intégrée au paysage social.
Même la littérature l’atteste enfin, il était temps. Dans les années 1840, avec Les Mystères de Paris – publié en feuilleton avec un immense succès –, Eugène Sue avait parlé du peuple, mais il s’agissait du petit peuple de la capitale, campé par types pittoresques, le pilier de taverne, le mauvais garçon, la prostituée au grand cœur. En 1862, Victor Hugo se penchait avec souffle et générosité sur le sort des humbles, des pauvres gens des faubourgs ou des bagnes que l’infortune du sort pousse à mal faire, et que la bonté pourrait sauver, c’était Les Misérables . Mais les prolétaires ? Ceux qui remontent de la mine avec de la suie sur tout le corps, ceux que les machines abrutissent et détruisent ? Pour les trouver enfin dans un roman qui connaisse un grand succès et ait un vrai retentissement national, il faut attendre Germinal , d’Émile Zola. Il date de 1885.
Quant aux gros titres des journaux, quant à l’apparition d’un de ces faits-divers qui passionnent l’opinion et, pour partie, font basculer ses certitudes et ses a priori ? Bien sûr, de temps à autre, on a pu lire quelques articles sur le sort réservé aux travailleurs. Par ailleurs, la presse a abondamment rendu compte des émeutes, des révoltes qui ont surgi de temps à autre, la révolte des canuts de Lyon de 1831 et 1834 dont on a parlé déjà, ou les émeutes ouvrières suivant la fermeture des ateliers nationaux en juin 1848. Mais
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