Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises
l’étouffer. Les preuves irréfutables de l’erreur judiciaire apparaissent pourtant bien vite. Dès le début de 1896, un officier droit et honnête, le chef de bataillon Picquart, patron des services de renseignements, en comparant les pièces du dossier, en en faisant apparaître de nouvelles, découvre l’identité du véritable auteur du fameux bordereau sur lequel reposait toute l’accusation : il s’agit d’un autre officier, un certain Esterhazy, un noceur criblé de dettes et prêt à tout. Réponse de l’armée ? Picquart est muté loin de Paris et on le somme de se taire. Esterhazy, en même temps, a demandé à être jugé par un tribunal militaire pour retrouver son « honneur ». Réponse de la justice ? Esterhazy est acquitté triomphalement.
Nous sommes déjà au début de 1898. À ce moment-là, le malheureux Dreyfus, incarcéré dans des conditions épouvantables en Guyane, sur « l’île du Diable », un rocher au nom choisi, n’est heureusement plus seul. Son frère Matthieu et Bernard Lazare, un jeune journaliste pugnace et déterminé, ont commencé à se battre dès son arrestation pour soutenir sa cause. Ils ont réussi, au fil des ans, à y convertir quelques personnalités de poids. Le 13 janvier, Émile Zola, écrivain célèbre mais qui n’a jamais investi jusqu’alors le champ du politique, jette le sien dans la balance. Il publie à la une de L’Aurore un texte qui démonte toutes les incohérences du dossier et incrimine ceux qui, jusqu’au sommet de l’État, protègent le mensonge. Clemenceau, le directeur du journal, en a trouvé le titre : « J’accuse. » Le choc est énorme. Déchaînement de haine insensé contre ces dreyfusards, et nouvelle résistance de l’institution : Zola est traîné en justice et condamné pour avoir insulté le président de la République. Et le colonel Picquart, qui a refusé de taire ce qu’il savait, est incarcéré dans une forteresse militaire.
Nouveau coup de théâtre au mois d’août. Un autre militaire, le colonel Henry, avoue qu’il a, de ses propres mains, fabriqué une des pièces censées accabler Dreyfus. Il est incarcéré et se suicide le lendemain dans sa cellule. Les partisans de Dreyfus exultent, son cauchemar est donc fini puisqu’il ne reste aucune preuve contre lui. Pas si vite. À Rennes, à l’automne 1899, l’ex-capitaine est rejugé sur la base d’un dossier désormais vide, et il est… condamné à nouveau mais à une peine de « seulement » dix ans de réclusion, assortie de mystérieuses « circonstances atténuantes » dont nul n’a jamais compris à quoi elles correspondaient. Dans la foulée, il est gracié par le président d’une République qui, décidément, ne sait plus ce qu’elle fait. Il faut encore des années de pugnacité pour la contraindre à se ressaisir enfin, et à rendre son honneur au capitaine.
On a peine à imaginer aujourd’hui le déchirement produit dans la société française du tournant du xx e siècle par cet interminable feuilleton qui brouille les amis, électrise les débats parlementaires, fait casser les assiettes dans les dîners de famille, et menace plus d’une fois de dégénérer en guerre civile. Deux France face à face. D’un côté, les dreyfusards : une poignée de proches tenaces ; une association, « la Ligue des droits de l’homme », fondée alors pour fédérer ces forces ; quelques intellectuels (le mot est né à l’époque), certains déjà reconnus comme Zola ou Anatole France ou en passe de le devenir comme Charles Péguy ou Léon Blum ; et d’autres grands noms politiques, surtout de gauche, mais pas seulement. De nombreux socialistes, comme le leader Jules Guesde, ont été longtemps hésitants : ces histoires d’officiers sont des affaires de bourgeois qui ne concernent pas les ouvriers. Jaurès, l’autre chef socialiste, a d’abord pensé comme eux, puis il a pris le parti de la justice, en devenant l’un des défenseurs les plus acharnés de l’innocent puni. Dans ce camp, on fait feu de tout bois pour arriver à ses fins, on va sonner à toutes les portes, on utilise tous les recours juridiques possibles, mais on agit toujours au nom d’un principe simple : qu’importe l’appartenance sociale, communautaire, administrative de Dreyfus, qu’importe si la manifestation de la vérité éclabousse les institutions qui ont voulu la cacher, un innocent est un innocent.
En face, les antidreyfusards.
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