Nostradamus
tout ceci n’est qu’un jeu,
n’est-ce pas ?
– Un jeu ? prononça Nostradamus.
Vous avez dit le mot, madame. Seulement, c’est un jeu de
mathématique. Ou un jeu de vision. La vie est une plaine, madame.
Les hommes sont les tiges de blé qui hérissent cette plaine. Les
événements sont les ondulations de ce vaste champ de blé. La
plupart des esprits ne
voient
guère que les épis qui les
entourent. Il y a des esprits qui
voient
jusqu’au bout de
la plaine. Je suis un de ces esprits, madame. Je
vois
accourir du bout de l’horizon les souffles qui vont l’agiter…
– Vous avez dit :
jeu de
mathématique,
observa Diane de Poitiers dans le profond
silence.
– Oui, madame. Dans l’ordre mathématique,
la vie se compose d’éléments. Un colosse lève son poing sur la tête
d’un enfant. Les éléments sont : la force du colosse, la
faiblesse de l’enfant, le poing énorme. Le dernier des ignorants,
par un inconscient calcul, connaîtra la résultante de ces
éléments : il
prédira
que l’enfant va être assommé.
Nul ne songe à s’étonner de cette
prédiction.
Prenez des
éléments plus compliqués. Si vous êtes douée d’une force de calcul
suffisante, vous en connaîtrez la résultante. Dans le fait du
colosse et de l’enfant, la résultante s’accomplit à l’instant même.
Mais si les éléments sont plus nombreux, elle ne s’accomplira qu’au
bout d’une heure, par exemple. Si vous avez calculé assez vite,
vous aurez donc connu une heure à l’avance l’événement qui va
s’accomplir. Multipliez les éléments, et vous obtenez des
résultantes qui s’accompliront seulement au bout d’un mois, d’un
an, de dix, de vingt ans, d’un siècle… L’analyse me donne les
éléments qui composent la vie d’un individu ou d’un peuple. Le
calcul me permet de faire la synthèse de ces éléments, et de
connaître leur résultante aussi lointaine qu’elle soit…
– Calculez donc, alors, l’avenir de
Paris ! cria quelqu’un.
– Ah ! voilà une question qui me
plaît ! répondit Nostradamus. Il ne s’agit plus de savoir,
sire, si vous mourrez d’une fièvre ou d’un coup de lance ! Il
ne s’agit plus de savoir, sire, si votre fils François succombera à
une maladie naturelle ou à une volonté meurtrière ! Il ne
s’agit plus de savoir, reine d’Écosse, quelle est la femme qui vous
guette de l’autre côté du détroit ! quel est le poignard qui
vous balafrera, seigneur duc de Guise ! Quelle épée
rencontrera votre poitrine, monsieur le maréchal ! De quel
amour vous allez mourir, maître Du Bellay ! Quelle lutte
fratricide va vous jeter l’un sur l’autre, Tavannes, Biron, La
Trémoille ! Ce qu’on veut savoir, c’est la destinée de
Paris ! Du sang ! Toujours du sang ! J’entends les
tocsins mugir ! J’entends par les rues le galop des chevaux,
le crépitement des coups de feu ! Je vois les brasiers des
incendies, je vois la Seine couler toute rouge ! Des cadavres
s’abattent sur les chaussées ! On tue ! La moitié de
Paris assassine l’autre ! Ah ! Prenez garde,
messieurs ! Voici, parmi vous, un spectre qui marque les uns
du signe indélébile des assassins, et les autres du signe fatidique
des victimes ! Amis, frères, ruez-vous les uns sur les
autres ! Vous êtes tous marqués pour le meurtre ! Le
spectre est là ! La mort vous compte et vous
parque !…
Il y eut un vaste silence plein d’angoisse et
d’horreur. Cette parole d’airain épandait de la terreur. Seule,
Catherine de Médicis, tandis que tous pâlissaient regarda le devin
en face et dit :
– Est-ce vrai, messire ?
– Aussi vrai, madame, que les pensées et
les actes des hommes sont des nombres qui se combinent ! Aussi
vrai que celui qui connaît ces nombres connaît leur
résultante ! Aussi vrai que les trônes des rois s’écrouleront
un jour à grand fracas ! Aussi vrai qu’on verra un jour des
voitures sans chevaux, et que l’homme réalisera le rêve
d’Icare [18] ! Nostradamus marcha au maréchal
de Saint-André.
– Aussi vrai, lui gronda-t-il, que tu
seras tué par l’homme que tu réduiras à la pauvreté en le
dépouillant ! Aussi vrai que toi-même, tu perdras les trésors
que tu voles à ton roi !
Saint-André, livide, écrasé, jeta sur
Henri II un regard de damné. Mais le roi n’avait pas entendu.
Alors, le maréchal s’éloigna, se faufila, courut jusqu’à son hôtel,
où, parvenu dans une cave secrète, il
Weitere Kostenlose Bücher