Opération Mincemeat : L'histoire d'espionnage qui changea le cours de la Seconde Guerre mondiale
sympathie pour
quiconque, vivant ou mort. Avec ses paupières épaisses et son « port
hautain, aristocratique », il ressemblait à un lézard en blouse blanche et
sentait en permanence le formol.
Ewen Montagu rencontra le célèbre médecin légiste autour
d’un verre de sherry tiède au Junior Carlton , le club fréquenté par
Spilsbury. Ce dernier avait déjà rendu quelques macabres services au MI5. Les
espions ennemis capturés avaient le choix : devenir des agents doubles ou
être exécutés. La plupart acceptaient de coopérer, mais quelques-uns
résistaient ou étaient inexploitables. Ces derniers, les « seize
malchanceux », comme ils furent surnommés, furent jugés et exécutés.
Spilsbury fut chargé de réaliser les autopsies des espions exécutés, dont celle
de Josef Jakobs, qui passa devant le peloton d’exécution en été 1941 et
qui fut le dernier condamné exécuté à la Tour de Londres.
Sir Bernard avait soixante-six ans, mais il en
paraissait beaucoup plus. Montagu n’était pas d’un naturel soumis, mais il
avait eu l’occasion de voir Spilsbury au tribunal et était profondément
admiratif de « cet homme extraordinaire ». Conscient de la bizarrerie
de sa requête, Montagu expliqua que la Royal Navy « voulait que les
Allemands et les Espagnols croient qu’un cadavre échoué était le corps d’une
victime d’une catastrophe aérienne ». Quelle mort conviendrait à
l’impression que le Gouvernement souhaitait donner ? Les lourdes paupières
de Spilsbury ne clignèrent pas devant la question. D’ailleurs, comme Montagu le
précisa par la suite, « pas une fois il ne m’interrogea sur le motif de ma
requête ou sur mes intentions ».
Il y eut une longue pause pendant laquelle le scientifique
réfléchissait à la question en faisant tourner son sherry dans son verre.
Finalement, avec sa voix de tribunal, « claire, sonore, sans la moindre
trace d’hésitation », il exposa son verdict. Évidemment, le plus simple
serait de trouver un noyé et de le laisser dériver vers la terre dans un gilet
de sauvetage. Sinon, comme l’expliqua Spilsbury, d’autres causes de décès
feraient aussi l’affaire car les victimes d’accidents aériens ne meurent pas
nécessairement d’un traumatisme ou de noyade : « ils meurent souvent
d’hypothermie ou même du choc ».
Spilsbury retourna à son laboratoire de l’hôpital
St-Bartholomew et Montagu rapporta à Cholmondeley que la chasse au cadavre
serait plus facile qu’ils ne s’y attendaient. Quoi qu’il en soit, il n’était
pas envisageable de « demander autour de soi », car les gens ne
tarderaient pas à commérer et des questions embarrassantes seraient
certainement posées. Ils évoquèrent même la possibilité de violer une
sépulture, à la manière de Burke et Hare, mais cette idée fut rapidement
repoussée. (En 1827, William Burke et William Hare volèrent le corps d’un
ancien combattant dans son cercueil et le vendirent à l’école de médecine
d’Édimbourg moyennant la somme de 7 livres. Ensuite, ils assassinèrent
seize personnes et vendirent leur cadavre pour qu’ils soient disséqués. Hare
témoigna contre Burke qui fut pendu et publiquement disséqué.) Ce n’était pas
une comparaison très heureuse. Voler des corps était déplaisant, immoral et
illégal, et même s’ils étaient parvenus à leurs fins, un corps qui avait
séjourné dans la terre, même pour quelques jours, serait trop décomposé pour
être exploitable. Il leur fallait une personne discrète et serviable, ayant
légalement accès à un vaste choix de cadavres frais.
Montagu connaissait une personne qui répondait trait pour
trait à cette description : le coroner de St-Pancras, au Nord-Ouest
de Londres, qui portait le nom délicieusement dickensien de Bentley Purchase.
D’après la loi britannique, le coroner , poste
remontant au XI e siècle, est un représentant du gouvernement
responsable des enquêtes sur les décès, et plus particulièrement ceux qui se
produisent dans des circonstances inhabituelles, afin d’en déterminer la cause.
Quand une mort est inattendue, violente ou non naturelle, le coroner doit décider du bien-fondé d’une autopsie et, si nécessaire, d’une enquête.
Bentley Purchase était un ami et collègue de Spilsbury, mais
il était aussi gai que Sir Bernard était sinistre. D’ailleurs, pour un
homme qui passait sa vie avec des morts, Purchase était un vrai
Weitere Kostenlose Bücher