Par ce signe tu vaincras
l’Alhambra, la plus grande construction que j’eusse jamais vue.
Je suis resté interdit. Les infidèles n’étaient pas que des Barbaresques commandés par des renégats tel Dragut. C’étaient des rois bâtisseurs, puissants et dangereux.
— Ils se croyaient les maîtres, a ajouté le père Fernando. Les chrétiens, sous leur joug, se convertissaient pour ne pas être esclaves. Mais, un jour, le 2 janvier 1492, l’armée de Fernando et d’Isabel la Catolica a pénétré dans la ville par cette Puerta de Los Molinos, et le roi Boabdil, le Maure, s’est enfui. Et comme, apercevant au loin sa ville abandonnée, il s’est mis à pleurnicher – el sospiro del Moro –, sa mère lui a lancé, méprisante : « Ne pleure pas comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme ! »
Le père Fernando s’est arrêté sur le pont qui enjambait le río Darro.
— Les femmes sont à nouveau chrétiennes, a-t-il murmuré.
Elles lavaient, essoraient, étiraient, étendaient de grands draps blancs sur les galets.
Certaines d’entre elles étaient accroupies et leurs corps se déhanchaient. Lorsqu’elles se redressaient, leur poitrine gonflait leur blouse. Bras levés, elles glissaient du bout des doigts les mèches de leurs cheveux sous leurs coiffes.
D’autres femmes portaient de grands baquets de linge sur leurs têtes et soulevaient de la main gauche leurs longues robes noires, puis elles entraient dans la rivière et traversaient à gué.
J’ai aperçu la toile des jupons, la peau blanche des bras, des mollets et des cuisses.
J’ai eu honte et me suis senti emporté, mon ventre et mes joues dévorés par une joie aussi brûlante qu’une promesse.
Je ne connaissais de la chair que les soupirs des sodomites dans la pénombre de la chiourme et du bagne, ou les cris des femmes écartelées par les infidèles, deux d’entre eux tenant leurs chevilles, deux autres leurs poignets et leurs épaules, le cinquième s’enfonçant entre leurs jambes.
J’avais craint d’être choisi par l’un de nos gardes-chiourme pour lui servir d’amuse-nuit avant qu’il ne me renvoie, souillé, à mon banc de rame, ou bien qu’il me livre aux marins de la galère.
Mais ma condition de captif de rançon, bien personnel de Dragut, m’avait protégé.
J’avais aimé Mathilde de Mons et souffert qu’elle me rejette et se livre à la luxure avec Dragut-le-Débauché. Mais je n’avais jamais osé la désirer.
Le désir n’était pour moi que la gêne que me laissaient certaines nuits quand je retrouvais, au matin, mes cuisses poisseuses et me souvenais ainsi, le rouge au front, de mes rêves.
Tout à coup, les bras et les jambes nues de ces femmes, leurs voix et leurs chants, leurs rires m’enflammaient.
La liberté, c’était cela : une foi, une femme.
C’est avec ce feu en moi que je suis entré dans le Presidio, le palais du capitaine général, don Garcia Luis de Cordoza, calle de Los Molinos.
22.
J’ai haï ce vieil homme aux joues grises.
Il trônait dans la pénombre, au fond de la grand-salle du Presidio où nous sommes entrés, précédés par deux soldats aux uniformes sang et or.
À chaque pas ils frappaient de la hampe de leurs piques le parquet aux larges lattes croisées.
Des officiers, des prêtres, des femmes dont les blanches dentelles tranchaient sur leurs amples robes noires se tenaient sur les côtés de la salle, formant ainsi une allée bruissante jusqu’à l’estrade au centre de laquelle don Garcia Luis de Cordoza était assis.
Les soldats se sont immobilisés à quelques pas de l’estrade.
J’ai vu le père Fernando et Michele Spriano se ployer. Je me suis borné à baisser la tête un court instant.
Lorsque je l’ai relevée, j’ai croisé le regard du capitaine général.
Ses yeux étaient enfouis dans les chairs fripées, blafardes, de son visage parcheminé.
Le père Fernando s’est mis à parler d’une voix humble, presque suppliante. Il soupirait, en appelait à la bonté de don Garcia Luis Cordoza. Il semblait solliciter le pardon, la grâce du capitaine général comme si nous étions coupables de nous être enfuis, d’avoir été des captifs de rançon, d’avoir débarqué sur la côte andalouse, près du village de Veluz Málaga.
J’ai eu plusieurs fois la tentation de dire que j’avais imaginé qu’on nous accueillerait avec affection, qu’on nous fêterait comme deux chrétiens qui, durant des années, avaient refusé de céder
Weitere Kostenlose Bücher