Par le sang versé
Charton prend la décision de rassembler, le lendemain, l’ensemble de la population tonkinoise sur la place principale. Il déclare, aidé d’un haut parleur portatif :
« S’il s’en trouve parmi vous qui désirent rejoindre les rebelles, je leur ouvre les portes. Aucun mal ne leur sera fait, rien ne sera tenté contre eux, je leur donne six heures pour se décider. Par la suite, si parmi ceux qui ont choisi de demeurer sous notre protection, j’en surprends un seul à communiquer avec le Viet-minh, je le fais fusiller sur-le-champ. À vous de choisir ! »
La tradition de la Légion était respectée mais personne ne quitta la ville ce jour-là. Fuites, trafics, combines continuèrent comme par le passé. Grandiose lupanar, Cao-Bang n’en poursuivit pas moins sa garde insensée aux frontières de la Chine – douloureuse épine dans le flanc des armées viets que le général Giap rassemble maintenant dans la jungle montagneuse du Haut-Tonkin.
Seul maître après Dieu à Cao-Bang, le colonel Charton n’en dépend pas moins du P. C. du colonel Constans à Lang-Son. Les deux officiers se connaissent de longue date. Ils se tutoient. Les épithètes qui leur sont affublées décrivent bien leur caractère : « Charton le baroudeur », « Constans le mondain ».
Cet amour que le colonel Constans porte au faste et à la magnificence, à l’étalage grandiose des traditions de la Légion, va permettre à Charton de se débarrasser élégamment du sergent-major Burgens qu’il ne mésestime pas mais que son opulent commerce agace et inquiète.
Charton a appris que Constans cherche un officier capable d’organiser « sa maison ». En réalité, il s’agit d’un véritable palais que le colonel vient d’aménager à Lang-Son.
L’échange radio a lieu dans le courant de mars 1949.
« Constans, déclare Charton, tu cherches, parait-il, un majordome.
– Un aide de camp, capable et courtois, rectifie Constans.
– Je pense avoir ce qu’il te faut. Un seul ennui : son grade ! il n’est que sergent-major.
– Tu te fous de moi !
– Pas le moins du monde. Je pensais à Burgens. Tu as dû en entendre parler. Son identité réelle est de Broca, comte Hervé de Broca. Il tapait sur le ventre d’Herriot et de Pétain, ce qui n’est qu’un détail, mais dans le genre « mes hommages, marquise », tu ne trouveras pas mieux. »
Constans a entendu parler de Burgens, il a lu notamment son célèbre rapport en latin. Pas de doute, c’est l’homme qu’il cherche, il prie Charton de le lui envoyer par le prochain avion. Charton jubile. Il va pouvoir mettre le trafic de Burgens entre des mains moins expertes mais plus contrôlables…
À Lang-Son, il suffit d’une entrevue entre Burgens et Constans pour que le sergent comprenne ce que l’on attend de lui. « Il faut que ça brille, il faut que ça claque, il faut que ça fasse du vent. » En fait de vent, c’est un ouragan que Burgens va déclencher. L’ancien sous-secrétaire d’État va se surpasser et obtenir des résultats qui engloutiront de loin les espérances les plus optimistes du colonel. À la fin du premier entretien, il répond simplement :
« Mon colonel, je vous demande vingt-quatre heures, et je vous soumets un projet. »
Le lendemain ce sont trois projets qu’il exposera au colonel Constans, lui expliquant :
« Mon colonel, voici mes suggestions. Si vous êtes d’accord, nous différencierons vos réceptions en trois catégories selon l’importance que vous accorderez aux personnalités que vous serez appelé à traiter. Pour simplifier les choses, appelons ça, si vous me le permettez, « cirque numéro un », « cirque numéro deux », « cirque numéro trois ». Vous trouverez dans mes rap ports tous les détails concernant ces trois catégories. Si vous les approuvez, il vous suffira de me dire vingt-quatre heures avant l’arrivée de vos invités : « cirque, un, deux, ou trois »… Vous ne serez pas déçu, mon colonel, je me chargerai de tout. »
Constans est d’accord, et pendant plus d’un an, dans cette petite ville de la frontière chinoise, va se dérouler une féerie hollywoodienne dont le faste pourrait être envié par les plus grandes capitales du monde.
Burgens commence par constituer « la royale », la garde personnelle du colonel, soixante légionnaires dépassant tous un mètre quatre-vingt-dix de taille. L’allure et la discipline de ces « loufiats
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