Par le sang versé
ne compte pas, et la caisse noire des compagnies de Dong-Khé prend des proportions considérables.
On joue à tout au Hublot , poker, chemin de fer, baccara, backuan. On se soûle et les femmes ne manquent pas. Une note de service officielle, signée du chef de bataillon, est placardée à la porte :
« Par suite du décès du caporal Négrier, et des blessures des légionnaires Untel et Untel… (suivent six noms)… les jeux dits du « buffle » et du « coucou » seront désormais interdits dans l’enceinte de l’établissement. »
Un légionnaire m’a raconté le déroulement de ces jeux interdits :
« Il faut avoir vécu cette époque pour comprendre. Rien n’était plus normal, rien ne se passait comme ailleurs. Le « buffle » et le « coucou » ne se jouaient pas pour de l’argent ; l’argent, tout le monde s’en foutait. On jouait par gloriole comme dans les westerns. Vous savez, le thème du tireur d’élite. Tout le monde veut l’affronter, pour avoir une chance de le surclasser et devenir à son tour le caïd, et donc l’homme à abattre.
« Le « buffle » se jouait à deux. On disposait sur le bar deux verres géants et deux bouteilles d’apéritif, la plupart du temps du Cinzano ou du Dubonnet. On remplissait les verres de chaque concurrent à ras bord, et ils engloutissaient leur contenu cul sec. Ensuite, prenant l’élan qu’ils voulaient, les légionnaires se précipitaient l’un contre l’autre, tête en avant, mains derrière le dos. Si au premier choc aucun des deux ne tombait, on remplissait à nouveau les verres, à nouveau ils les vidaient cul sec et se ruaient, tête baissée, comme des buffles. On en a vu vider deux bouteilles d’apéritif chacun et se cogner plus de deux fois, avant de tomber et d’être, la plupart du temps, transportés à l’infirmerie.
« Le « coucou » c’était pire. Ça se jouait dans une grande salle au sous-sol, sommairement meublée, que l’on plongeait dans une obscurité totale. Les joueurs étaient généralement bourrés comme des cantines. Ils entraient dans le noir armés chacun d’un colt 45 et de neuf balles. Le premier joueur criait « coucou » pour faire connaître sa position approximative, et effectuait aussitôt un bond dans une direction imprévue pour tenter d’échapper à la balle que son partenaire tirait au juaé, d’après le son de la voix. C’était ensuite au second joueur de crier « coucou ». Quand les dix-huit balles étaient échangées sans que l’un des légionnaires soit atteint (ce qui était rare), on remontait au Hublot, pour fêter l’événement dans une cuite générale. Mais le plus souvent, les hommes ramassaient des balles un peu partout, comme ce malheureux caporal Négrier qui en prit une en plein front. Ça déclencha la fureur du commandant de Lambert et l’affichage de l’interdiction que, du reste, personne ne respecta.
Mon légionnaire conclut, songeur :
« Oui, nous étions fous. Ou plus exactement : on nous avait tous rendus fous. »
La R. C. 4 rend fou.
Sur ses cent seize kilomètres la route du sang versé longe la Chine, et dans la jungle montagneuse qui la sépare de la frontière, d’autres petits postes ont été construits. Ils n’abritent souvent qu’une dizaine d’hommes – vivantes sonnettes d’alarme destinées à détecter et à mesurer la croissance de l’armée rebelle.
Ces légionnaires sacrifiés ne gênent en rien les viets. Au contraire ils leur servent à se faire la main. De temps en temps, l’ennemi attaque un petit fortin, plus pour tester ses possibilités de défense que pour supprimer une position stratégique gênante.
L’avantage que ces bastions représentent pour les soldats de Giap, c’est qu’ils sont en dur : ils permettent d’expérimenter toutes sortes de moyens pour faire des brèches dans le béton des postes. Des dizaines de systèmes sont ainsi essayés, avec plus ou moins de bonheur, contre ces poignées de légionnaires isolés qui servent de cobayes à l’ennemi. Des combattants kamikaze se feront sauter, portant sur eux des charges d’explosifs. Des dispositifs formés de longs bambous bourrés de dynamite seront projetés comme des flèches. Le plus inattendu des systèmes d’attaque aura lieu dans la région de Dong-Khé, à proximité de la borne frontière numéro 20, au début de l’année 1950.
Le poste, qui n’a comme désignation qu’une cote, est occupé par six
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