Par le sang versé
brancardiers qui portent une civière réglementaire de l’armée française.
Le chef viet se conduit avec morgue et assurance, mais ne fait preuve d’aucune agressivité. Il cherche même à jouer un rôle théâtral de vainqueur compatissant.
« Colonel Charton, dit-il, je m’excuse de n’avoir pu vous faire transporter plus tôt par mes hommes, le terrain que vous venez de couvrir en est l’unique raison. Vous avez compris par vous-même que l’emploi d’une civière aurait été impossible.
– Je préfère avoir été aidé par mes officiers, réplique sèchement Charton.
– Hélas ! Colonel, vous allez devoir les quitter. Ils ne sont pas blessés, et vont prendre immédiatement la direction d’un camp de rééducation. Mais ne vous inquiétez pas, maintenant nous vous porterons et nous vous soignerons. »
Deux hommes en armes se sont approchés de Bross et de Clerget. Malgré la protestation des officiers de la Légion, ils les repoussent vers l’arrière. Bross, d’un mouvement vif, écarte les soldats viets et s’approche du colonel étendu sur sa civière. Les viets s’apprêtent à réagir ; d’un geste leur chef les arrête. Bross pleure, il tend sa main à Charton, hésite un instant, puis se penche sur lui et l’embrasse. Derrière lui, Clerget répète les mêmes gestes. Les trois hommes se quittent sans échanger une parole supplémentaire.
Charton est transporté sur son brancard jusqu’au centre du rassemblement des blessés qui sont alignés par rangées. À sa droite repose un légionnaire dans le coma. À sa gauche, un tirailleur marocain qui ne parle pas le français. Le ciel se recouvre après l’éclaircie que le colonel avait tant souhaitée quelques jours plus tôt. Il reste là, immobile, ignorant tout, étranger à tout, il fixe dans le ciel les nuages qui s’épaississent, il n’a qu’une idée en tête : va-t-il pleuvoir ou ne pas pleuvoir ?
Juste après leur capture, les viets avaient fouillé Charton, Bross et Clerget, s’assurant qu’ils ne dissimulaient pas d’armes, mais ils n’avaient pas touché à leurs papiers, leurs montres, leur argent. Ils avaient même laissé à Charton son canif. Le colonel consulte sa montre-bracelet toutes les cinq minutes. Il la remonte sans cesse comme s’il craignait qu’elle ne s’arrête. Vers seize heures, un regard vers le légionnaire de droite lui apprend que l’homme est mort. Moins d’un quart d’heure après, deux soldats viets, un mouchoir blanc leur protégeant le visage, arrivent et enlèvent sans ménagement le corps du malheureux.
Un quart d’heure se passe encore et un nouveau blessé prend la place du précédent. Il semble également très mal en point. Charton se demande si on va le faire assister à l’agonie de tous ses compagnons. Les porteurs disparus, le légionnaire ouvre les yeux et se tourne vers le colonel. Malgré la gravité évidente de ses blessures, l’homme est conscient. Il déclare, dans un faible sourire :
« Lieutenant Faulque, mon colonel ! 1 er B. E. P. J’ai appris votre présence, j’ai demandé à être installé à vos côtés, ils ont accepté.
– Faulque, réplique Charton surpris, j’ai souvent entendu parler de vous. Quelle étrange façon de faire connaissance, vous êtes là depuis longtemps ?
– Hier soir, mon colonel.
– Vous avez pu apprendre quelque chose ?
– Ils parlent de libérer les plus atteints d’entre nous. Mais je n’ai aucune idée du crédit que l’on peut apporter à ces ragots.
– Le B. E. P., Faulque ?
– Le B. E. P. est mort, mon colonel. Je n’ai pas vu tomber Jeanpierre, mais je sais que le commandant Segretain a été tué.
– Ici, comment vous ont-ils traité ? Ils vous ont laissé vos affaires personnelles, à vous aussi ?
– Affirmatif, mon colonel. Ce ne sont pas de mauvais bougres. Du reste, je crois que nous allons en savoir davantage, voilà de la visite. »
En file indienne, une vingtaine d’hommes s’approchent de la civière de Charton. Le premier d’entre eux s’incline et déclare :
« Je suis colonel dans l’armée du Viet-minh. Je suis venu saluer un combattant courageux, voulez-vous serrer ma main, colonel Charton ? »
Ému et surpris, Charton tend sa main que l’officier viet saisit et secoue deux fois, avant de reprendre :
« Tous les hommes derrière moi sont des officiers, eux aussi voudraient serrer votre main. »
L’émotion est remplacée par
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