Par le sang versé
Une route qui, pour la Légion, ne s’arrêtera qu’à Dien-Bien-Phu.
R EVENONS une semaine en arrière, dans les gorges de Coc-Xa au moment où l’ordre est donné du « chacun pour soi ».
Le colonel Charton s’enfonce dans la forêt au milieu des cadavres et des mourants. Il est suivi par quatre hommes : le lieutenant Clerget, le lieutenant Bross, son ordonnance Walter Reiss, et le sergent-chef Schœnberger. Le petit groupe parvient à parcourir un kilomètre avant de se trouver encerclé. Le tir ennemi se déclenche à bout portant. Schœnberger cherche à protéger le colonel, il est littéralement coupé en deux par une rafale. Reiss tombe à son tour mortellement frappé, tandis que Charton reçoit une balle qui lui brise le nez, une seconde dans la hanche et des éclats de grenade dans l’abdomen.
Les viets s’approchent. Le colonel tue le premier d’un coup de carabine, c’était sa dernière balle. Les lieutenants Bross et Clerget sont miraculeusement indemnes, mais eux aussi sont à bout de munitions. Ils se défendent encore à coups de crosse, cherchant à se faire tuer pour en finir tout de suite. Lorsque, ceinturés, ils finissent par lâcher leurs armes, ils s’attendent à être abattus. On se contente de les entraver.
Un chef viet s’avance et, en français, il donne l’ordre de lier également les mains de Charton.
Bross gueule de toutes ses forces :
« Je vous interdis d’attacher un colonel français ! »
Il est le premier stupéfait de la réaction des viets.
« Très bien, admet le chef, nous n’attacherons pas votre colonel. Du reste, nous allons vous détacher vous aussi et vous allez le porter. »
Un second gradé viet rejoint le groupe. Il semble plus important que son prédécesseur ; pourtant il approuve les décisions qu’a prises celui-ci. Il fait examiner les blessures de Charton par un homme, médecin ou infirmier, le colonel ne le saura jamais. Les viets sont habillés de tuniques noires dépourvues d’insignes, ils ont sur la tête des casques couverts de feuillage, tous se ressemblent comme des jumeaux.
Infirmier ou médecin, l’homme est habile. Mais son diagnostic paraît optimiste à Charton.
« Ce n’est pas grave, colonel, vous pouvez marcher. »
Charton le sait, mais il le nie, feint des douleurs qui ne dupent personne.
« Colonel, vos amis vont vous aider pour marcher, répète le viet. C’est seulement pour quelques heures. Après on vous portera. »
Charton ne comprend pas, mais que peut-il faire d’autre ? Les lieutenants Bross et Clerget le soutiennent. Les légionnaires commencent leurs premiers mouvements de captifs. Autour d’eux, les viets apparaissent par centaines. Ils surgissent de derrière chaque sinuosité, ils étaient littéralement intégrés à la végétation.
Lorsque les trois officiers se rendent compte du chemin que l’on compte leur faire emprunter, ils comprennent pourquoi il ne pouvait être question de porter Charton. C’est un sentier abrupt qui a été tracé dans la montagne. À cinq mètres, il est indécelable. Ils vont mettre quatre heures pour le gravir. Bross et Clerget se lancent dans de véritables prouesses d’équilibre pour parvenir, mètre après mètre, à hisser le colonel, puis il faut redescendre, remonter de l’autre côté, redescendre encore, et remonter encore. Ça dure toute la nuit. Les trois officiers cherchent à situer leur position sans aucun succès, jusqu’à l’aube. Alors ils ont un repère, la R. C. 4 qu’ils traversent. Ça ne prouve qu’une chose, ils ont progressé d’est en ouest. Maintenant ils vont marcher en direction de la Chine. À nouveau ils gravissent un massif montagneux.
Si les prévisions qu’ils firent à l’époque étaient exactes (ce que Charton ignore encore aujourd’hui), il s’agissait des montagnes de Na-Gnaum.
Le 8 octobre, quelques minutes avant midi, les légionnaires prisonniers arrivent sur un immense plateau qui domine toute la vallée pour redescendre ensuite en pente douce vers l’est. Charton, Bross et Clerget sont frappés par le désolant spectacle qu’ils découvrent. C’est le point de rassemblement des prisonniers blessés. Ils sont là par centaines, couchés sur les brancards de fortune ; la plupart d’entre eux agonisent au soleil qui vient de faire une timide apparition.
Cette fois, c’est sûrement un chef important qui vient à la rencontre du colonel et des deux lieutenants, accompagné de
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