Perceval Le Gallois
découvert une grande partie de son corps délicat et fin. Le fils de la Veuve Dame qui, en dehors de sa mère et de quelques vieilles servantes, n’avait jamais approché de femme, se sentit tout retourné en contemplant ce spectacle. Et comme il était entré à cheval dans le pavillon, sa monture buta contre un coffre. Le tapage réveilla la jeune femme en sursaut.
Le garçon, sans penser à mal, lui dit spontanément : « Dame, je te salue, ainsi que ma mère me l’a appris. Elle m’a en effet enseigné que je devrais saluer toutes les dames et toutes les jeunes filles que je rencontrerais, en quelque lieu que je fusse et à quelque heure du jour et de la nuit. » Toutefois, en apercevant ce jeune sauvage à cheval devant elle, la jeune femme se mit à trembler de peur, se reprochant de s’être ainsi laissé surprendre dans son sommeil. « Valet ! s’écria-t-elle, passe ton chemin et laisse-moi en paix ! Fuis donc avant que mon ami ne te voie et ne te fasse payer bien cher ton audace et ta témérité ! – Pas avant de t’avoir pris un baiser, répondit le garçon. Tant pis pour qui s’en fâchera. Ma mère me l’a ainsi enseigné, et je ne vois pas pourquoi je ne suivrais pas son conseil. »
La jeune femme ramena vivement la couverture sur son sein. « C’est un fou ! » pensa-t-elle. Puis elle reprit, d’un ton plein de colère : « Valet, sache que je ne me laisserai jamais prendre un baiser par un rustre tel que toi. Je te le répète : fuis pendant qu’il en est temps. Si mon ami te trouve, tu es un homme mort ! – À Dieu ne plaise que je m’enfuie ! Ma mère m’a enseigné qu’il fallait être brave et toujours satisfaire les dames et les jeunes filles ! »
Le fils de la Veuve Dame avait des bras vigoureux. Il sauta à bas de son cheval et saisit la belle sans ménagement, l’étreignant contre sa poitrine d’une façon très gauche, mais avec tant de force qu’elle pensa défaillir. Il la plaqua sous lui, tout étendue, bien qu’elle se défendît de son mieux en se démenant bras et jambes. Peine perdue, car le jeune homme l’embrassa malgré elle une bonne vingtaine de fois, y prenant visiblement goût. Il ne cessa son jeu que lorsqu’il aperçut au doigt de la jeune femme un anneau où brillait une magnifique émeraude. « Ma mère m’a enseigné, dit-il, qu’il me fallait prendre cet anneau qui est à ton doigt. Donne-moi donc cet anneau, et je m’en irai. Il me le faut. – Mon anneau ? Certainement pas ! s’écria la jeune femme avec colère. Ah non ! tu ne l’auras pas, sache-le bien, à moins que tu ne me l’arraches de vive force ! » Le fils de la Veuve Dame ne se le fit pas dire deux fois. Il prit la jeune femme par le poing, lui étendit le doigt, en fit glisser l’anneau et, sans plus de façons, l’enfila au sien.
« Dame, dit-il, je vais m’en aller pleinement satisfait. Je te souhaite tous les biens que tu peux désirer. Décidément, il était autrement plaisant de t’embrasser que de frôler les servantes de ma mère : il faut bien avouer qu’elles sont laides, peu engageantes, et que leur bouche sent mauvais : Toi, au moins, tu es fraîche comme une rose que la brume du matin rend plus odorante encore. » Mais la jeune femme se tordait les mains et pleurait abondamment. « Valet stupide, s’écria-t-elle, je veux bien oublier que tu m’as serrée contre toi et que tu t’es emparé de ma bouche mais, je t’en prie, rends-moi mon anneau ! Sa perte risque de me coûter fort cher, et toi, de toute façon, tu y perdras la vie, tôt ou tard, je te le promets ! »
Les menaces de la jeune femme ne semblaient guère émouvoir le fils de la Veuve Dame. À vrai dire, il ne les écoutait même pas. Il se sentait plutôt tenaillé par la faim et la soif, car depuis près de trois jours il n’avait rien mangé ni bu. En regardant autour de lui, il aperçut sur une table un flacon empli de vin et, à côté, une coupe d’argent. Sur une botte de joncs se trouvait une serviette bien blanche et bien propre. Il souleva celle-ci et, dessous, découvrit trois beaux pâtés de chevreuil tout frais, et ce mets-là n’était pas fait pour lui déplaire. « Ma mère m’a dit que si l’on n’avait pas assez de bonté et de courtoisie pour m’offrir à boire et à manger, je devrais me servir moi-même. Tel est le cas, ce me semble ! » Et, sans plus tergiverser, il attaqua l’un des pâtés, y mordit à belles dents, puis il
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