Perceval Le Gallois
se versa de longues et fréquentes rasades d’un vin qui n’était pas des plus mauvais. Il en éprouva tout de suite un puissant réconfort.
« Dame ! dit-il alors, je ne puis venir à bout à moi seul de ces pâtés qui sont vraiment délicieux. Viens donc m’aider, tu ne le regretteras pas. Chacun de nous aura le sien, et il en restera un entier pour quiconque viendra ici. » Mais, toute à ses pleurs, la jeune femme ne répondit rien. Quant à lui, loin de s’en émouvoir, il acheva de dévorer son pâté et but tout son content. Cela fait, il reposa la serviette sur les mets restants et dit en guise de conclusion : « Eh bien, voici, que Dieu te garde, belle dame. Je suis bien heureux de posséder ton anneau, et je t’assure qu’avant de mourir je saurai t’en récompenser. Maintenant, avec ta permission, je vais m’en aller. »
Il s’inclina devant elle et lui déposa un baiser sur le front. Elle continuait à se lamenter, disant qu’elle ne le recommanderait pas à Dieu, eu égard à sa mauvaise action, car elle devrait à présent subir une honte telle que jamais nulle femme n’en avait subie. Elle ajouta qu’elle n’attendait rien de lui, car il n’était qu’un lâche et l’avait violentée par surprise. Mais ces reproches ne firent aucun effet sur lui. Enfourchant à nouveau son cheval gris pommelé, il sortit du pavillon et disparut dans les bois, le cœur léger et le ventre plein.
La jeune femme demeura seule dans le pavillon, et ses sanglots la secouaient encore quand survint son ami, un redoutable chevalier qu’on appelait l’Orgueilleux de la Lande. Dans le bois et autour du pavillon, il avait relevé les empreintes laissées par le cheval du fils de la Veuve Dame. Aussi se rua-t-il, ulcéré, dans le pavillon en criant : « Dame ! à ce que je vois, un chevalier est venu jusqu’ici ! » La jeune femme releva son visage rougi de larmes. « Non pas un chevalier, seigneur, répondit-elle, je te le jure, mais un simple valet, un misérable valet gallois dépourvu de manières, un sot et un impudent rustre qui mériterait le fouet ! Il a bu de ton vin tant et plus et a mangé l’un de tes pâtés ! – Et c’est pour cela que tu te lamentes ? dit l’Orgueilleux. Quand bien même il aurait tout bu et tout mangé, cela ne vaudrait pas la peine de pleurer !
— C’est que, ajouta la jeune femme en sanglotant, il ne s’est pas contenté de cela. Il a pris de force mon anneau et l’a emporté. J’aurais mieux aimé mourir que de me le voir ainsi arracher ! – Effectivement, dit l’Orgueilleux, voilà qui passe la mesure. Mais, puisqu’il l’a, qu’il le garde. Je t’en donnerai un autre, beaucoup plus riche et beaucoup plus beau. Seulement, une idée me vient : n’aurait-il pas commis d’autre forfait ? Est-ce que je me trompe ? Je t’en prie, ne me cache rien. – Tu as raison, seigneur, il y a autre chose. » Elle demeura silencieuse, tant elle avait honte de raconter l’affaire. Comme l’Orgueilleux insistait, elle finit par dire : « Seigneur, il m’a embrassée plus de vingt fois et volé un baiser. – Comment cela ? s’écria l’Orgueilleux avec colère. – Oui, reprit-elle, et, je te le jure, contre mon gré. Il avait beau être jeune et sans éducation, il était fort, et je n’ai pu l’en empêcher ! »
L’Orgueilleux de la Lande en parut de fort méchante humeur. « Vraiment ? cria-t-il. Dis plutôt que tu y as pris grand plaisir. Je suis même persuadé que tu ne lui as rien refusé. Crois-tu que j’ignore la fausseté des femmes ? Penses-tu que je ne te connaisse pas ? Je ne suis pas aveugle, et je sais trop jusqu’où tu peux aller. En vérité, tu as pris un mauvais chemin, et bien des désagréments t’y attendent. Ton cheval ne mangera d’avoine ni ne sera soigné que je ne me sois pas vengé. Qu’il perde ses fers, on ne lui en remettra pas. S’il meurt, tu me suivras à pied, et tu ne séjourneras jamais plus d’une nuit dans le même endroit. Jamais non plus tu ne porteras d’autres vêtements que ceux d’aujourd’hui, non, tu me suivras à pied et en guenilles jusqu’au jour où j’aurai tranché la tête à l’insolent qui s’est permis d’abuser de ta faiblesse. Tel est le châtiment que j’en tirerai et je jure sur ma propre tête que tout se passera comme je l’ai dit. » Et là-dessus, sans s’occuper davantage de la jeune femme qui se lamentait de plus belle, l’Orgueilleux de la
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