Perceval Le Gallois
indifférence permet au fils indigne de ronger lentement, de l’intérieur, le système reconnu tant par le dieu des chrétiens que par les étranges divinités du panthéon celtique.
Ainsi, tandis qu’Arthur tient sa cour à Kaerlion sur Wysg, à Carduel ou à Kamaaloth, centres symboliques de son mythique royaume, ses compagnons se répandent à travers le monde, accumulant de vaines aventures et venant fidèlement lui en faire le rapport. Gauvain rétablit l’ordre, ou du moins croit-il le faire. Girflet, fils de Dôn, Yvain, fils du roi Uryen, Yder, fils de Nudd, et les autres chevaliers poursuivent leurs chimères un peu à la manière de don Quichotte. Lancelot se persuade que son Graal à lui est la reine Guenièvre, et il puise en elle sa force et son courage. La nostalgie des occasions manquées obsède Bohort, et Kaï, le sénéchal, frère de lait du roi Arthur, entretient, par ses paroles blessantes, la zizanie parmi les compagnons. Seul manque Merlin, mais son ombre pèse, et de quel poids ! sur la Table Ronde. Quant à la maîtresse des destinées, Viviane, elle guette le moment de récupérer l’épée de souveraineté afin de la soustraire aux entreprises du diable. Dès lors, à quoi bon s’en aller errer en quête d’un Graal inaccessible ?
Or, voici que surgit Perceval le Gallois.
En vérité, il n’est pas celui qu’on attendait. Au lieu d’un guerrier redoutable et nimbé de soleil, les compagnons d’Arthur voient apparaître un adolescent presque imberbe et, qui plus est, un rustre de la pire espèce : il pénètre en effet à cheval dans la salle où se tient le roi (3) et se conduit d’une façon si stupide que tous les assistants éclatent de rire, le sénéchal Kaï se signalant naturellement par des surenchères de mépris et de cruauté. On attendait un héros, et voici que se profile la silhouette surprenante d’un petit paysan teigneux qui ignore les usages du monde chevaleresque, quitte à manier son javelot de façon redoutable. Perceval le Gallois est entré dans l’action, mais anonymement, avec toute la ferveur de la niaiserie, mentalité que traduit parfaitement le terme médiéval nice , que tous les auteurs utilisent pour la qualifier.
Dès son apparition, Perceval est, au sens strict, ridicule. Ridicule comme pouvait l’être Merlin lorsqu’il lui plaisait de survenir en « fou » ou en « rustre », genres équivalents dans l’esprit du temps. Et l’hilarité qui accueille Perceval renvoie de manière étrange – et contradictoire – à celle dont Merlin lui-même saluait les questionneurs. Le rire de Merlin avait valeur de provocation : les gens qui l’interrogeaient connaissaient en effet la réponse mais ne pouvaient ou ne voulaient pas la formuler. Le rire de ceux qui brocardent le « niais » est tout aussi provocateur, car Perceval est le dépositaire du secret du Graal, mais il ne saurait le révéler tant qu’il n’a pas conscience de sa mission.
De toute façon, il dérange autant l’ordre établi que la bonne conscience des compagnons de la Table Ronde. Si sa naïveté surprend, elle blesse davantage lorsqu’on s’aperçoit qu’une volonté farouche et indomptable anime l’adolescent au regard d’ange : n’est-il pas capable, tel David devant Goliath, d’éliminer d’un coup de javelot, arme des rustres, un redoutable guerrier armé de pied en cap et bien décidé à bafouer jusqu’au bout la fonction royale ? On peut certes émettre des doutes quant au courage du jeune inconnu : son héroïsme ? pure inconscience du danger, ou simple bravade, ou gageure absurde – comparable à la célèbre roulette russe. Il n’en reste pas moins que Perceval, pénétrant dans le cercle fort restreint – et nécessairement élitiste – des compagnons de la Table Ronde, se comporte comme un empêcheur de tourner en rond. Par là, il affirme involontairement une certaine filiation avec Merlin, filiation toute symbolique mais significative : en dérangeant la société dans laquelle il faisait irruption, l’enchanteur-prophète obligeait celle-ci à s’interroger sur ses buts et ses méthodes ; Perceval, en s’immisçant dans des affaires qui ne le concernent pas, détruit une apparence d’harmonie et suscite une autre façon d’appréhender le réel, en l’occurrence l’authentique Quête du Graal.
Qui est donc le personnage étrange, hors normes, que Chrétien de Troyes nomme Perceval, Wolfram von Eschenbach, Parzival
Weitere Kostenlose Bücher