Piège pour Catherine
encore ? Cette maudite journée tenait-elle encore en réserve beaucoup de mauvaises nouvelles
? — Bérenger ? s'écria-t-elle. Il n'est pas rentré ? Mais pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ?
— Je pensais que tu t'en étais aperçue... Et, de toute façon, à cette heure, je ne vois pas bien ce que tu y pourrais...
— Pas rentré ! Mon Dieu ! s'affola Catherine... Où est-ce que ce garçon peut être encore passé ? Je t'avoue que je l'avais complètement oublié...
Elle avait glissé des mains de Sara et arpentait nerveusement sa chambre, les bras croisés sur sa poitrine, serrant ses épaules comme si elle avait froid. Elle répéta encore une fois : « II n'est pas rentré !... »
comme si elle ne parvenait pas à se faire à cette idée, et ajouta :
— Mais où peut-il être ?
Elle n'alla pas plus loin, n'osant même pas formuler la crainte qui lui venait d'apprendre que son page était aux mains des Apchier.
Depuis qu'il avait fait son entrée, six mois plus tôt, chez les Montsalvy, Bérenger de Roquemaurel, des Roquemaurel de Cassaniouze, dont le fort château, un peu délabré mais solide encore, érigeait sur la profonde tranchée du Lot sa silhouette de vieux burgrave sourcilleux, un vent nouveau s'était mis à souffler sur la maisonnée, apporté par le nouveau page.
Bérenger, avec ses quatorze printemps, appartenait à un type encore inconnu dans la noblesse d'Auvergne et du Rouergue : il considérait que la vie méritait d'être vécue pour autre chose que les grands coups d'épée, les battues au sanglier, les bagarres familiales ou les grandes frairies où l'on bâfre à éclater et où l'on boit à rouler sous la table. C'était un rêveur, un imaginatif et un pacifiste. Mais il était bien le seul de son espèce à une vingtaine de lieues à la ronde et l'on ne savait trop de qui il tenait.
Son père, Ausbert, grand buveur de cervoise, grand manieur de masse d'armes, toujours à la recherche d'un crâne à défoncer ou d'un cotillon à trousser, aurait pu, pour la force et la violence, servir de doublure au dieu gaulois Teutatès, détenteur de la foudre. Mais, devant La Charité-sur-Loire, il avait trouvé plus fort que lui en la personne du routier Perrinet Gressard. Une flèche bien ajustée avait étendu raide mort son grand corps insatisfait.
Ses deux fils aînés, Amaury et Renaud, deux géants aux cheveux de paille, ne connaissaient que les horions et les tonneaux. Leur état normal se situant dans une sorte de fureur joyeuse, on citait dans toute la vallée, avec une crainte vaguement respectueuse, leurs énormes beuveries, leurs faits d'armes dignes parfois de la légende et les tours pendables qu'ils jouaient à longueur d'année aux chanoines de Saint-Projet. Unis par une solidarité fraternelle, qui tenait de la complicité et valait l'amour, les deux Roquemaurel ne connaissaient guère que trois sentiments : leur dévotion à leur mère, Mathilde, virago haute en couleur qui rappelait beaucoup à Catherine son amie Ermengarde de Châteauvillain, leur attachement à leur donjon et la haine farouche qu'ils vouaient à leurs cousins de Vieillevie, des « foutroudasses qui écorcheraient un pou pour avoir sa peau » et qui, détenant la « corde »
et les bachots permettant de franchir la rivière, en abusaient et truandaient les voyageurs. Pour l'heure, d'ailleurs, les deux frères, confiant Roquemaurel à dame Mathilde, avaient joint leurs lances à la bannière de Montsalvy et s'en étaient allés joyeusement montrer à «
ces faillis chiens de Parisiens, plus anglais que les vrais, ce que c'était que la bonne noblesse d'Auvergne ! ».
Au milieu de ces personnages hors du commun, Bérenger faisait figure du vilain petit canard. Sa ressemblance avec les siens se bornait à la taille : il était grand et vigoureux pour son âge. À part cela, il était brun comme une châtaigne avec un visage rieur et tendre de gamin et ne cachait pas une aversion marquée pour les armes. Ses goûts, dont chacun à Roquemaurel se demandait où il avait pu les prendre, allaient à la musique, à la poésie, à la nature, et son grand homme, à lui, portant le même prénom, était le troubadour Bérenger de Palasol.
Comme il était également réfractaire au cloître (on s'en était aperçu quand, pour recouvrer sa liberté, Bérenger avait froidement mis le feu au couvent où on l'avait conduit dans l'espoir d'en faire un évêque), le conseil familial l'avait mené chez
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