Potion pour une veuve
maître Isaac. Mais on ne s’y habitue pas.
— La seconde fois ? s’étonna le médecin. Je ne comprends pas.
— La première fois, c’était à Barcelone, expliqua-t-elle. Gil se rendait à un rendez-vous, important et secret, quand il fut attaqué. Il s’en est tiré de justesse. Il semble que l’un de mes fidèles serviteurs était un espion. Quelqu’un a décidé qu’il valait mieux que ses adversaires croient qu’ils avaient réussi. On m’a dit qu’il était mort.
— A-t-on cru que vous étiez l’espion en question ?
— Non, mais on a voulu que je me comporte comme s’il était mort. Pendant six terribles semaines, j’ai souffert horriblement avant que l’on me dise qu’il était vivant mais en danger. On souhaitait qu’il reste mort, officiellement, pour que ses adversaires ne le cherchent plus. Je me devais de vivre comme toute autre veuve et me préparer à gagner ma retraite. On ne me demandait pas de feindre le chagrin, mais j’étais séparée de Gil et je craignais tant pour lui que je n’avais rien d’une femme heureuse.
— Un terrible sacrifice, señora.
— Oui. Mais quand je me suis installée ici, nous étions ensemble plus souvent que le sont certaines femmes avec leurs maris. Et quand je m’assieds parmi les plants de vigne, j’aime à croire que ces heureux temps sont revenus. Car nous étions heureux, ici, lorsque Gil était parmi nous.
— Jusqu’à ce que l’on vous rattrape.
— Son Excellence pense que quelqu’un m’a retrouvée, dit Serena, mais ce ne sont peut-être pas les mêmes ennemis.
— Vous êtes une femme très brave, señora. Revenir ici pour affronter cet homme, quel qu’il soit…
— Non, maître Isaac, je ne suis pas brave. Je suis en colère. Et je ne suis pas seule. Vous m’êtes d’un grand réconfort. J’espère que votre absence ne dérangera pas Son Excellence.
— Ne vous méprenez pas. Si elle a besoin de moi, elle s’empressera d’envoyer quelqu’un me chercher.
— Ah, ce sont des jours difficiles ! dit la veuve à voix basse. Et je dois prendre soin de moi. Dans l’intérêt de ma fille et de mon fils, ainsi que… et aussi pour la mémoire de mon époux. C’est une lourde tâche.
— Vous portez un enfant, señora ? demanda le médecin.
— Comment le savez-vous ?
— Ce n’était qu’une supposition. Était-il au courant ?
— Nous nous en réjouissions, dit Serena d’une voix douloureuse. On eût dit une jeune épousée et son mari.
— J’en suis heureux pour vous. Cela explique aussi pourquoi il a dit « veillez sur mes petits ». Cette phrase m’avait surpris puisque vous n’aviez qu’un fils et que l’on n’avait pas encore retrouvé votre fille.
— Et ainsi vous en avez déduit…
— Cela et d’autres choses encore. Peut-être votre chagrin était-il d’une qualité différente – celui d’une mère autant que d’une épouse. Je ne puis dire, en vérité, comment je l’ai su. J’ai pensé qu’il en était ainsi, tout simplement. Mais, señora, votre tristesse ne doit pas vous empêcher de manger, ajouta-t-il.
— Je vous obéirai. Je suis venue ici dans l’intention de cueillir une poire bien mûre dans le verger, mais je me suis assise afin d’écouter la rivière et les oiseaux.
Pendant tout ce temps, Blanqueta, le molosse à la robe pâle, n’avait cessé de dormir aux pieds de sa maîtresse. Elle releva soudain la tête et se mit à gronder doucement.
— Du calme, Blanqueta ! lui ordonna sa maîtresse. Nous avons des invités, tu ne vas pas guetter chacun de leurs mouvements.
— Faites silence, señora, lui murmura Isaac. Gardez le chien auprès de vous et écoutez.
Pour Serena, tout était aussi paisible qu’avant le lever du soleil. Dans la cour, un coq chanta. Les oiseaux cessèrent leur babillage. Le vent leur apporta l’odeur du pain qui cuit et le claquement de la porte de la cuisine. Puis une branche craqua, et elle serra plus fort la nuque de la chienne.
— Vous étiez plus maligne avant, dit une voix rude.
Isaac se leva et se retourna, brandissant son bâton devant lui comme pour se défendre.
— Qui est là, demanda Serena, pour venir ici à cette heure ?
Isaac perçut le bruissement de sa robe quand elle se retourna pour regarder derrière elle.
— Messire, vous êtes sur ma propriété sans ma permission.
Dans sa voix, la détermination avait remplacé l’angoisse.
— Partez, ou d’autres viendront vous
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