Pour les plaisirs du Roi
m'écrivait pour m'inviter à un souper qu'il donnait dans son palais du Temple. Depuis plusieurs années, je ne le voyais qu'au hasard de mes débauches, et s'il m'arriva de lui brocanter une fille ou deux, je n'étais plus au nombre de ses familiers. Sans compter qu'il avait sûrement eu vent de mon duel avec M. de Kallenberg – dont je n'avais aucune nouvelle –, ce qui ne dut pas le disposer favorablement à mon égard. Mais c'était surtout sa brouille avec le roi qui l'engageait à affecter avec le monde une distance étudiée. Ses inlassables critiques envers la malheureuse précédente guerre avaient fini de l'installer dans une opposition dont l'enclos du Temple était le siège. Il en sortait rarement et ne se montrait plus à Versailles. Chaud partisan des parlements, le prince prêtait la main à tous les mécontents, pourvu qu'ils portassent tort au roi et à ses ministres. Contre lui, on ne pouvait rien : sa puissance et son prestige lui garantissaient l'immunité. Cela n'empêchait pas les espions de Choiseul et de Sartine de le tenir à l'œil. Dans ces conditions, me direz-vous, il était pour ma cause un allié de poids. Ce serait se méprendre. Car si le prince de Conti cultivait l'insoumission, sa soif de pouvoir ne le rendait pas aveugle : il ne serait jamais le souverain qu'il rêvait d'être. Alors pour s'en venger, il entendait empêcher le roi de régner pleinement. Et cette cause n'était pas la mienne.
Mais ce qui me troubla particulièrement dans sa lettre, ce fut son insistance à me voir venir en compagnie d'une jeune personne dont on lui avait vanté les talents, écrivait-il. Il parlait de Jeanne, bien sûr. Dans son isolement du Temple, le prince restait bien informé. La chose était positivement ennuyeuse : je voulais bien louer Jeanne à de puissants gentilshommes, cependant il n'aurait pas été très politique de la jeter dans le lit d'un ennemi déclaré du roi. D'autant que cet homme avait de solides talents de séducteur qu'il pourrait mettre au service d'un projet tout personnel. Je ne la souhaitais pas dans la couche d'un prince du sang mais dans celle d'un monarque. Un véritable. Bref, il m'apparut salutaire de ne pas me rendre à cette invitation. Et pour me garantir de toute mauvaise surprise à l'avenir, je décidai d'en parler avec Jeanne. De toute façon, le moment approchait de lui expliquer une partie de mes ambitions pour elle. Après avoir fait parvenir au prince un billet d'excuse afin de l'avertir qu'il me serait impossible de me rendre à son souper, je la conviai à un tête-à-tête dans mon cabinet :
— Jeanne, je voudrais vous entretenir d'une chose importante.
— Je vous écoute, mon ami.
— Vous me parlez souvent de votre désir de connaître Versailles, n'est-ce pas ?
— Oh oui. Ce pauvre monsieur de Saint-Rémy m'en a tellement parlé qu'il me semble désormais l'avoir visité.
— Cela vous suffit ?
— Certes non, mais je m'en contente.
— N'aimeriez-vous pas y faire parler de vous un jour ?
— On parlerait de moi à la Cour ? Impossible…
— Et pourquoi diantre ? On y parle souvent de choses bien moins intéressantes.
— Mais que voulez-vous dire ?
— Que certains joyaux trouvent à Versailles un écrin à leur forme.
— Je ne suis pas…
— Vous êtes ce que je voudrais, si vous m'écoutez toujours bien.
— J'écoute, mon ami, j'écoute bien.
— Alors retenez d'abord qu'il n'y a aucune antichambre qui n'ouvre sur une chambre. Du jour où nous serons dans une certaine situation, il ne tiendra qu'à vous d'aller très haut.
— Très haut ?
— Encore plus haut, même, dis-je en jouant avec un louis que je venais d'extraire de mon gilet.
Jeanne me fixa, puis posa ses yeux sur la pièce.
— Quand ce moment arrivera, repris-je, il vous faudra donner le meilleur de vous-même. Vos rêves sont à ce prix.
Et je posai le louis au creux de sa main, la face gravée à l'effigie du roi ostensiblement orientée vers elle. Jeanne la contempla quelques secondes sans rien dire, puis elle leva son beau visage vers moi. Je lus dans son regard qu'elle avait compris. Je refermai sa main sur la pièce.
— Ceci est notre secret, dis-je. Je ne sais encore quand il se dévoilera, mais pour l'instant, je veux qu'il demeure entre nous. Et sachez qu'il n'y a qu'un seul chemin qui puisse mener où je vous parle. Sans moi, vous ne l'emprunterez jamais. Est-ce clair ?
— Je ne veux point d'autre guide : vous connaissez la valeur de mes
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