Pour les plaisirs du Roi
menaça même à mots couverts. Las, j'étais habitué. Et l'année se termina enfin sans que je la regrette.
1767 débuta de meilleure manière. Lors de la première d'une pièce de l'amusant M. Caron de Beaumarchais, que l'on siffla beaucoup d'ailleurs, Jeanne prit dans ses filets un richissime amateur d'art. Il s'agissait de M. de Sainte-Foy, avec qui je partageais le goût de la peinture et des femmes. Le lecteur sait qu'il m'arriva de collectionner les deux, bien que les tableaux de maître soient d'un trafic très ruineux. Ce M. de Sainte-Foy avait fait son immense fortune par quelques coups d'agiotage quand, encore jeune, il travaillait avec le banquier Necker. En peu d'années, il se fit connaître suffisamment pour que M. de Choiseul se l'attachât en qualité de trésorier général de la Marine. C'était pour moi une belle prise. J'engageai Jeanne à mettre beaucoup de zèle dans son commerce avec lui. Ce ne fut d'ailleurs pas une punition car il était jeune, bien fait, généreux et disposait de l'entregent d'un prince du sang, quoiqu'il n'eût aucun quartier de noblesse. Comme il était doté d'un caractère bien trempé, sa proximité avec M. de Choiseul ne l'avait pas découragé d'entretenir des relations avec une de mes protégées. Il savait fort bien en quel manque d'estime me tenait ce ministre, mais cela ne l'empêchait pas de se rendre chez moi plusieurs fois par mois. Il faut dire qu'à force de bons soins pour mes invités comme grâce à la réputation des belles parties – de cartes – qui s'y déroulaient, ma maison devenait un endroit à la mode. Et pas que pour les usages que vous savez. Jeanne se mua même certains soirs en maîtresse de salon littéraire quand M. Crébillon, ce charmant peintre de l'âme des femmes, M. Collé, le célèbre chansonnier, le duc de Duras ou le comte de Bissy, tous deux académiciens, venaient souper avant de profiter des plaisirs de mon logis.
Peu à peu, la réputation de Jeanne courut l'Académie, si bien qu'il n'y eut plus une semaine où un de ces messieurs ne vînt s'entretenir avec elle de quelques graves conjectures. Et pour vous dire qu'il n'y a pas là qu'ironie de ma part, je peux aussi vous citer des femmes de lettres qui firent le voyage chez moi pour le bon air qu'on y respirait. Mme Riccoboni, admirable plume après avoir été une actrice très appréciée, s'amusait souvent à nous rendre visite en compagnie de son amie Mme Biancolelli, qu'elle surnommait aimablement « Lady Perfection ». Les beaux-arts n'étaient pas en reste : M. Fragonard, dont j'acquis à Sainte-Foy de petites œuvres érotiques pour la moitié de leur valeur grâce aux douces négociations de Jeanne, se plut quelque temps dans ma maison. Une de ses œuvres les mieux appréciées du public fut d'ailleurs réalisée avec le concours d'une de mes pensionnaires. Je ne dirai pas dans quel tableau pour ne pas dévoiler les secrets de l'artiste – j'en ai les études dans mes collections. Voyez que le bel esprit avait aussi sa part rue de la Jussienne.
Depuis l'échec dans ma tentative de présenter Jeanne à Lebel, ce plan n'en occupait pas moins mes pensées. M. de Richelieu, à qui j'avais finalement confié ma déconvenue, m'engagea à ne pas m'en inquiéter car il savait qu'à la Cour, la vérité d'un moment se trouvait toujours démentie à un autre. Restait à attendre et à espérer. Et puis, diront quelques-uns d'entre mes lecteurs, je n'étais pas l'homme le plus à plaindre de Paris. C'est vrai, et puisque cela vous intéresse, je vous confie que mes affaires me rapportaient à cette époque près de dix mille livres chaque mois. Jeanne et mes filles étaient une source de ma prospérité, mais plus des deux tiers de cette manne provenaient de mon revenu corse. Nallut faisait un commissaire très zélé, d'autant plus qu'il y eut dans ces années-là des révoltes des patriotes locaux qui forcèrent les Génois à réclamer plus d'aide de la France. Quelques régiments supplémentaires finirent d'arrondir d'autant notre négoce.
Un distingué militaire, tout couturé de blessures, croix de Saint-Louis, mais pauvre comme Job, faisait à cette époque souvent le siège de mon salon. Officier sans affectation, M. Duperrier-Dumouriez revenait de Corse où il s'était essayé à se placer chez les Génois, puis près des patriotes corses, avant de hanter les ministères avec sous le bras un plan pour conquérir cette île où nous étions déjà. Gros
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