Pour les plaisirs du Roi
appartement, comme vous le savez.
Jeanne fut reçue ce soir-là dans un petit salon jouxtant les appartements du roi. On y avait dressé une table, pendant que deux laquais attendaient silencieusement dans un coin de la pièce. Imaginez ma Jeanne dans ce décor, seule, si peu habituée aux fastes de la Cour, attendant l'héritier du trône de Saint Louis. D'autres auraient défailli. Mais ce serait mal la connaître. Lorsque le roi entra, elle accomplit une nouvelle révérence, mais sans châle, cette fois. Le roi Louis XV, je crois vous l'avoir dit, et vous le savez d'ailleurs certainement, fut un des plus beaux monarques que la France ait connu jusqu'à aujourd'hui – pardon pour l'actuel souverain. À presque soixante ans, il conservait des traits admirables et toujours cette grande noblesse qui en imposait tant. Mais dans l'intimité, il savait se montrer prévenant et sans trop de manières. Il discuta le plus agréablement du monde avec Jeanne, comme un gentilhomme qui vient visiter une amie.
Le souper fut servi, puis les deux laquais se retirèrent. La conversation continua sur un ton plus badin, Jeanne faisant valoir la verve qui lui est habituelle en pareille circonstance. Le roi l'écouta avec attention, riant souvent, et tout surpris de sa découverte. Ma protégée était dans un grand soir. Elle joua de toute la gamme de sa virtuosité dans l'art de charmer. Tour à tour, elle fit la timide, puis l'insolente, mais sans trop, avant de redevenir petite fille sage. Dans ces moments, son corps était à l'unisson de son visage et de son âme : il émanait d'elle ce qu'aucune leçon ne permettra jamais de contrefaire. Et le roi fut étonné de lire un vrai désir dans les beaux yeux de Jeanne. Il se sentit un homme plus qu'un monarque. Cela le combla infiniment. Il n'y avait là nulle duperie : Jeanne le convoitait sincèrement car je vous l'ai dit, elle ne mentait jamais à ce sujet – ni à aucun autre d'ailleurs. L'enchantement dura jusqu'à minuit passé.
Quelques minutes plus tard, Jeanne concédait un baiser qui émut le roi avant d'enflammer l'homme. Je ne vous ai pas parlé des baisers de Jeanne : j'en garde un goût de soie que ne peut guérir le plus fin des cotons. Le roi n'en avait assurément jamais connu de cette étoffe et elle remit l'ouvrage sur le métier jusqu'à demander grâce. La suite ne souffre pas qu'on la décrive. Sachez seulement que Louis XV mérita à nouveau d'être appelé « le Bien-Aimé », lui dont l'indolence avait depuis si longtemps déçu l'amour de son peuple. Et l'habileté de Jeanne rendit au roi l'indispensable vigueur d'un sceptre souverain. Pardonnez cette parabole osée, mais c'est la seule qui me vient à l'esprit afin de ne pas heurter les dévots égarés entre ces lignes. Bien sûr, j'en sais plus, mais l'imagination de mon lecteur suffira à lui rendre un peu de ce qu'il se passa. Qu'on ne se bride point car pour sa part le roi ne le fit pas.
Au matin, il quitta Jeanne sur la pointe des pieds, comme un amant, avant de sacrifier au simulacre du lever du roi le plus puissant de toute l'Europe. La Cour était là, comme à l'habitude, et beaucoup remarquèrent que le souverain, s'il avait l'air fatigué, était d'une humeur qu'on lui voyait peu. Il sourit à tout le monde, gratifia quelques heureux élus de douces paroles, et distribua des regards aimables à l'assistance. Il paraît même qu'il sifflota ce jour-là sur sa chaise percée. Le soir, Jeanne, qui s'était discrètement retirée dans l'appartement de Lebel, fut à nouveau invitée à souper chez le roi. Je n'en décrirai rien de plus qu'il ne vient d'être dit car, sur le fond, le rendez-vous se déroula en des termes identiques. Quant à la forme, Jeanne n'interprétait jamais le même texte et le roi eut le loisir de mesurer l'étendue de son registre. Le lendemain matin, il acquiesça à toutes les requêtes des courtisans et ne quitta pas de la journée un air ravi qui tranchait avec la mine désabusée qu'il arborait à l'habitude. Jeanne quitta Versailles dans l'après-midi pour rentrer au bercail, où j'attendais avec impatience de ses nouvelles, vous le savez.
Elle me raconta ce que je viens de vous narrer, puis s'abandonna aux bons soins de sa femme de chambre. J'envoyai dans l'instant Simon porter un message à M. de Richelieu dans lequel je lui annonçai la bonne nouvelle. Il ne prit pas la peine de me répondre et préféra se transporter chez moi pour en savoir plus. Il
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