Pour les plaisirs du Roi
Je ne sus quoi répondre et il reprit son chemin après m'avoir fait l'accolade. Évidemment, je jetai le billet dans la première cheminée venue : ce genre de trafic n'était point encore à l'ordre du jour. Mais l'anecdote me prouva que le vent était peut-être en train de tourner.
Une semaine jour pour jour après notre entrevue, M. de Kallenberg se présenta chez Jeanne. Ce fut Chon qui le reçut. Elle expliqua qu'elle était seule, mais il se piqua de faire le siège de l'appartement en s'installant devant la porte en compagnie de deux autres individus. On jugera de l'insolence de cet importun. Il attendit deux bonnes heures avant de finalement disparaître. Chon en profita pour filer à Paris où elle me raconta toute l'histoire. Le prince avait tenu parole et il n'allait certainement pas s'avouer battu. D'une manière ou d'une autre, il ne tarderait pas à revenir à la charge : l'urgence commandait de prendre des dispositions pour éviter le scandale. Kallenberg était capable de tout, je le savais, et je renvoyai Chon à Versailles, escortée de Simon, à qui j'enjoignis de monter la garde à la porte de Jeanne.
Mon lecteur s'étonnera peut-être qu'une maîtresse du roi de France ne puisse être mieux garantie des intrus. Je rappellerai seulement que Versailles était un moulin où n'importe qui pouvait s'introduire dans la journée, mais surtout que Jeanne ne pouvait prétendre à avoir un suisse devant son logis, puisqu'elle n'avait pas d'existence officielle au château. Passagère clandestine de ce grand navire, elle devait s'en remettre à d'autres pour assurer sa tranquillité. Simon accueillit la mission avec son zèle habituel lorsqu'il s'agissait de servir Jeanne. Cet escogriffe se planta en permanence devant l'entrée de l'appartement, prenant des mines terribles à chaque visiteur, effrayant même Bischi, qui lui trouvait des airs de bête.
Les jours passèrent sans nouvelles de M. de Kallenberg. Jeanne continuait ses allées et venues entre les appartements royaux et le sien, pendant qu'avec M. de Richelieu nous avancions à petits pas afin de convaincre le roi de hâter la présentation : Mme de Béarn n'attendrait pas jusqu'aux calendes grecques. Déjà, elle avait écrit pour se plaindre de la lenteur de nos affaires. Et quand un soir elle envoya un mot à Jeanne pour lui demander de se rendre chez elle au plus tôt, Chon s'inquiéta qu'elle n'ait changé d'avis.
La comtesse de Béarn habitait dans une ruelle du centre de Versailles. Chon et Jeanne décidèrent de s'y rendre en chaise à porteur, pendant que Simon suivrait à pied. Il était cinq heures de l'après-midi : la nuit tombe vite en hiver. Lorsque les chaises arrivèrent au carrefour des Quatre-Bornes, les silhouettes de plusieurs cavaliers se dessinèrent dans l'obscurité. Ils étaient trois et progressaient de front en sens contraire : la chaise de Jeanne fut obligée de s'arrêter, suivie de celle de Chon. Mais au lieu d'éviter l'obstacle en se mettant sur une file, deux cavaliers se glissèrent curieusement au milieu des chaises, faisant comme un rempart entre les deux. Le dernier cavalier se porta lui à la fenêtre de la chaise de Jeanne, que les porteurs posèrent à terre. D'un accent guttural, il présenta ses hommages. C'était M. de Kallenberg. Chon sortit pour venir aux nouvelles. Simon l'accompagnait mais les deux cavaliers firent piaffer leurs chevaux pour les empêcher de passer. Au même moment, un carrosse s'approcha de la scène : il s'immobilisa devant la première chaise.
— Descendez madame, s'il vous plaît, et veuillez me suivre dans cette voiture, ordonna alors Kallenberg à Jeanne.
Oui, vous lisez bien : il s'agissait d'un enlèvement, il n'y a pas d'autre mot. L'esprit fruste de Simon le saisit aussi. Il s'élança en hurlant sur les deux cavaliers, en empoigna un par la jambe, et le désarçonna d'un mouvement brusque avant de fondre sur le second, qui eut le temps de tirer son épée mais pas d'éviter un brutal coup de poing. Simon était immense : le coup porta directement au flanc du cavalier. Il se plia d'un cri sur le dos de sa monture. Kallenberg, de son côté, avait mis pied à terre pour contraindre Jeanne à monter dans le carrosse. Et les porteurs, me direz-vous ? Ils s'étaient enfuis aux premiers signes de danger. Kallenberg siffla le cocher du carrosse pour le faire approcher, puis il voulut ouvrir la portière de la chaise quand Simon fondit sur lui. Rudement projeté au
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