Pour les plaisirs du Roi
était perclus de dettes. Plusieurs jours durant, M. de Choiseul fit son Lebel et invita cette dame à venir le rejoindre dans les salons de Versailles, au vu et au su de la compagnie. Il espérait qu'elle croisât le roi. En vain. Il décida alors de forcer un peu le destin et souffla au souverain qu'une de ses amies, pour qui il disait avoir beaucoup d'estime, sollicitait une entrevue. Il fallait que ce ministre soit bien aux abois pour s'abaisser à une telle manœuvre. Un soir enfin, le roi daigna la recevoir dans le salon de l'Œil-de-Bœuf. M. de Choiseul était là, tout ému de voir ce qui allait arriver. Mme de S* tint son rôle et récita sa supplique pendant que le roi conversait avec M. de Richelieu – le hasard est du parti de l'inconduite, vous dis-je. Quand elle eut terminé, le roi demanda en bâillant à M. de Choiseul ce qu'elle souhaitait. Tout était dit. Mme de S* se retira piteusement.
Le duc de Choiseul est de ces hommes dont la haute estime de soi et le profond mépris des autres gâtent le jugement. Comment pouvait-il imaginer qu'une inconnue aux maigres atouts se ferait ainsi remarquer du souverain ? M. de S* en fut quitte pour payer ses créanciers en vendant ce qu'il lui restait de biens. M. de Choiseul, lui, retourna à ses affaires, plein d'amertume et l'amour-propre tout endolori de ce camouflet. Peu de temps après, le roi fit savoir à ses proches qu'une présentation aurait lieu le samedi vingt-deux avril, au soir.
La présentation d'une nouvelle venue à la Cour est une cérémonie dont l'intérêt réside surtout dans la notoriété de celle qui en est l'héroïne. Les obscures dames intéressaient très peu. En revanche, on imagine bien qu'à l'annonce de la présentation de Mme du Barry, tout le monde voulut en être. Pour voir, mais surtout pour critiquer et plus encore pour espérer un faux pas, au sens propre, qui ruinerait la réputation de l'impétrante. Car cet événement est tout à la fois espéré et redouté par celles qui y sont invitées. D'une forme assez brève, il se résume en une suite de gestes dictés par l'étiquette, en particulier de redoutables révérences au roi, dont on commente l'exécution comme s'il s'agissait de l'examen d'une danseuse de l'opéra. Jeanne s'était préparée à l'épreuve avec le concours et les conseils de M. de Lany, maître des ballets de la Cour. Il lui fit répéter des centaines de fois le cérémonial, y compris les trois fameuses révérences de retrait, qui s'accomplissent afin de prendre congé à l'issue de la présentation. Le public attend ce moment avec une impatience cruelle, car le péril est alors grand pour la candidate de se prendre les pieds dans les étoffes de sa robe et de perdre l'équilibre, voire de trébucher. Cela s'est vu.
La veille de la cérémonie, je me rendis chez Jeanne pour m'assurer qu'elle était prête à affronter l'épreuve finale. Demain, elle serait un membre à part entière de la Cour. Sa place grandirait encore à n'en pas douter, et mes efforts allaient être récompensés. Nos accords étaient très clairs à ce sujet, mais il est toujours bon de relire les termes d'un contrat. En l'occurrence, le nôtre était moral, et seule la gratitude de Jeanne le garantissait. Bref, cette après-midi-là, je fus tenté d'en recueillir de nouveaux gages. Pour la première fois depuis longtemps, le temps s'était mis au beau et nous sortîmes faire quelques pas dans le parc du château.
— Jeanne, vous sentez-vous prête ?
— Oh oui, mon ami. J'ai bien répété avec M. de Lany. Il dit qu'il n'a pas souvent eu d'élèves aussi douées que moi.
— Je puis le confirmer sur bien d'autres points.
Jeanne rosit légèrement.
— C'est à vous que je dois tout ceci, répondit-elle.
— Merci de vous en souvenir, chère enfant.
— Comment pourrais-je l'oublier ?
— En ce monde, plus on grandit, plus la mémoire raccourcit.
— Je ne suis pas si vieille…
— L'âge n'est pas en cause. Et vous savez de quoi je veux parler.
— Mon ami, n'ayez jamais aucune crainte à ce sujet. Je vous l'ai dit naguère : je vous resterai très obéissante en tout point.
Nous nous interrompîmes pour saluer une vieille marquise.
— C'est bien, repris-je, mais je ne veux pas régenter votre vie. Le roi est votre maître désormais. Il me sera seulement agréable que vous tendiez l'oreille à mes requêtes, qui, vous le savez, n'ont rien d'exorbitant.
— Vous aurez avec moi une fidèle alliée,
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